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Les dessous de la renationalisation d’EDF (Alternatives Economiques septembre 2022)

Publié le par E.P.O.

énergie

 

Par Antoine de Ravignan

L’annonce d’Elisabeth Borne de renationaliser EDF, c’est un peu comme le « Français, je vous ai compris ! » du général de Gaulle : faire croire au peuple ce qu’il a envie d’entendre. Dans son discours de politique générale devant le nouveau Parlement, le 6 juillet dernier, la Première ministre du nouveau gouvernement a honoré une promesse de campagne portée par la plupart des candidats, de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par le président lui-même : « Je vous confirme aujourd’hui l’intention de l’Etat de détenir 100 % du capital d’EDF. »

De quoi séduire beaucoup de Français qui ne comprennent pas pourquoi ils doivent payer l’électricité cher sur le marché européen où les prix explosent avec l’envolée des prix du gaz, quand la production domestique, assise sur un parc nucléaire compétitif, fournit un courant bon marché. De quoi séduire les syndicats, les associations, les partis d’autant plus hostiles à la libéralisation des marchés de l’électricité depuis les années 1990 que celle-ci n’a pas tenu ses promesses, ce que la crise actuelle a de nouveau mis en évidence.

Les attendus de cette décision sont consensuels : « Nous devons, justifie la Première ministre, assurer notre souveraineté face aux conséquences de la guerre et aux défis colossaux à venir. » Mais si Elisabeth Borne déclare que « cette évolution [d’une détention publique de 84 % à 100 % du capital] permettra à EDF de renforcer sa capacité à mener dans les meilleurs délais des projets ambitieux et indispensables pour notre avenir énergétique », elle se garde de préciser en quoi. Dans une déclaration à la presse du 13 juillet, le ministère de l’Economie se fait à peine moins sibyllin : « Cette détention permettrait d’accélérer la prise de décision et de faciliter le financement de l’entreprise dans un contexte de changements majeurs pour EDF : crise européenne de l’énergie, remise en service des centrales arrêtées pour maintenance, nouveau programme de construction nucléaire. »

Accélérer quelle prise de décision ? Faciliter quel financement ? Pour quelles orientations ? Là encore, la communication gouvernementale reste opaque. L’exécutif est clair au moins sur un point : il tient pour acquis un nouveau programme de construction nucléaire, ce qui, au passage, rend assez vaines et hypocrites les consultations prévues à partir de cet automne si les choix sont déjà arrêtés.

Situation économique intenable

Quoi qu’il en soit, il est devenu urgent de répondre à la situation économique et financière intenable de l’électricien tricolore. Malgré l’envolée des prix de l’électricité, EDF accuse une perte de 5,3 milliards d’euros au premier semestre 2022. En cause, principalement, la chute de la production du parc de ses 56 réacteurs nucléaires, qui assurent 87 % de sa production électrique en France. Alors qu’elle évoluait au-dessus de 400 TWh par an durant les années 2000-2015, elle a plongé depuis. La production attendue en 2022 est estimée à environ 300 TWh. Une dégringolade fondamentalement liée au vieillissement des centrales et donc aux arrêts pour maintenance de plus en plus longs, qu’il s’agisse des opérations de routine ou des travaux exceptionnels de remise aux normes pour poursuivre l’exploitation au-delà de 40 ans, un âge que les réacteurs commencent à atteindre en masse aujourd’hui. A quoi s’ajoutent les arrêts imprévus, comme ceux qu’a imposés la découverte de fissures sur des circuits de sécurité affectant plusieurs réacteurs, une situation très préoccupante dont l’étendue dans l’ensemble du parc est encore loin d’avoir été évaluée à ce jour. Et comme EDF est déjà engagé à vendre en 2022 plus d’électricité qu’il ne va pouvoir en produire, il va devoir, pour honorer ses contrats, l’acheter au prix fort sur les marchés de gros.

A ce problème structurel de perte de production s’ajoutent, pour EDF, des pertes de revenus liées à l’organisation du marché de l’électricité. Dans le contexte actuel de l’explosion des prix de l’électricité sur les marchés de gros, elle-même liée à l’envolée des prix du gaz depuis l’automne 2021 avec la reprise économique post-Covid puis la guerre en Ukraine, l’Etat a pris l’engagement de limiter à 4 % la hausse en 2022 du tarif réglementé de vente (TRV) de l’électricité auquel ont droit les ménages et les petites entreprises. Calculé non sur la base des coûts de production de l’électricité en France (produite à 85 % par EDF) mais sur les conditions de marché auxquelles les fournisseurs d’électricité concurrents d’EDF (Engie, Total…) peuvent s’approvisionner et donc rester en compétition avec EDF (dont les coûts de production sont très avantageux grâce à son parc nucléaire ancien), le TRV aurait en effet dû augmenter de 35 % cette année.

De 44 milliards d’euros fin 2021, la dette nette du groupe pourrait atteindre 65 milliards d’euros à la fin de l’année

L’écart avec le bouclier tarifaire mis en place par l’Etat (limiter la hausse à 4 %) était tel que le coût pour les finances publiques aurait été exorbitant. Pour limiter ce coût, l’Etat a donc augmenté en février dernier de 100 TWh à 120 TWh le volume annuel d’électricité qu’EDF est tenu d’offrir à prix coûtant à ses fournisseurs concurrents dans le cadre du dispositif Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique). Cette opération a permis de freiner la hausse du TRV en 2022 (puisque le TRV est calculé en fonction du coût d’approvisionnement des concurrents d’EDF), donc le coût budgétaire du bouclier tarifaire (qui reviendra néanmoins à 9,8 milliards d’euros en 2022, selon les estimations de Bercy).

En revanche, cet accroissement de 20 TWh du volume d’Arenh a coûté très cher à EDF, qui, pour servir ses clients, a dû racheter 257 euros du MWh ce qu’il a été contraint de vendre à 46 euros à ses concurrents. Un trou estimé à 8 ou 10 milliards d’euros en 2022.

Au total, le relèvement des volumes de l’Arenh pour financer le bouclier tarifaire et les pertes de production pourrait amputer de plus 18 milliards d’euros le revenu opérationnel d’EDF cette année. De 44 milliards d’euros fin 2021, la dette nette du groupe, qui a explosé par le passé avec des investissements hasardeux dans le nucléaire américain et britannique, pourrait atteindre 65 milliards d’euros à la fin de l’année.

Antoine Ravignan (suite dans alternatives économiques  sep. 2022)

 

La nécessité d’un soutien public massif

Dans ce contexte, rappelle Nicolas Goldberg, senior manager énergie et environnement chez Colombus Consulting, « si on s’arrête là, je ne vois pas comment la nationalisation d’EDF faciliterait son financement. La question est : pour faire quoi ? Est-ce qu’on va mettre en place des aides d’Etat ? Est-ce qu’on va garder les activités de commercialisation dans le giron d’EDF ? Changer son statut ? Et qu’est-ce qu’on fait du tarif réglementé de vente ? Toutes ces questions subsistent, quand bien même l’Etat récupère 15 % du capital ».

Un point est évident : EDF a besoin d’un soutien public massif, et pour investir, et pour garantir des prix de vente de l’électricité qui lui permettent de couvrir ses coûts. Des coûts unitaires qui tendent qui plus est à augmenter avec la baisse de la productivité de son parc nucléaire. Or, les règles européennes sont formelles : il est interdit de subventionner une entreprise soumise aux règles de la concurrence au détriment d’une autre. « Pour la Commission européenne, la nationalisation d’EDF ne pose aucun problème. En revanche, si la France veut mettre en place une régulation ou une aide d’Etat, cela implique qu’elle lui soumette un projet acceptable », rappelle Nicolas Goldberg.

C’était précisément l’objet du projet de restructuration d’EDF porté à partir de 2018 par la direction d’EDF et baptisé « Hercule ». Il prévoyait une séparation du groupe entre la production d’électricité nucléaire, entité 100 % publique et sortie du marché, et les autres activités (électricité renouvelable, distribution, fourniture au client final), sous des filiales ouvertes à la participation des investisseurs privés.

Dans ce schéma, l’entité nucléaire d’EDF aurait vendu sa production à tous les fournisseurs mis sur un pied d’égalité. « EDF fournisseur » aurait ainsi acheté son électricité à « EDF producteur nucléaire » aux mêmes conditions que Total, Engie, Eni, Vattenfall ou Iberdrola. Face à la levée des boucliers chez les syndicats et dans l’opinion publique qui voyaient dans l’opération un démantèlement du groupe, une privatisation rampante des activités profitables d’EDF et une socialisation des pertes du côté de la partie nucléaire, le projet, un temps repris en main par Bercy, a été abandonné en juillet 2021 et la question reportée après les élections.

Ce qui se profile derrière la nationalisation d’EDF, c’est le retour du projet Hercule

Le sparadrap est à présent revenu sur la casquette du capitaine Haddock. Ce qui se profile derrière la nationalisation d’EDF, c’est en effet le retour d’Hercule, ou de toute autre formule plus ou moins ressemblante qui permettrait à l’Etat français de subventionner massivement EDF – ou, plus précisément, son projet nucléaire – sans être attaqué au niveau européen.

Anne Debrégeas, économiste de l’énergie et porte-parole de SUD-Energie, est d’accord : le vrai sujet, c’est le financement d’EDF. Mais pour elle, les termes sont mal posés. « Face à ce problème de financement, il y a deux possibilités. Soit on fait de l’investissement public pratiquement à taux zéro. Soit on a recours au marché des capitaux et on s’expose à des taux de financement fixés par les marchés. Bien sûr, le soutien public permet de faire baisser les taux privés, mais cela ne va jamais les ramener au niveau des taux publics. Or, le taux auquel on se finance est un paramètre très dimensionnant du coût total d’un système électrique. » La syndicaliste cite l’étude de RTE qui a chiffré l’impact sur le coût du mix électrique décarboné de demain d’un taux de rémunération 1 % (financement 100 % public), de 4 % (financements privés sécurisés par des subventions et garanties publiques) et 7 % (conditions de marché actuelles pour le nucléaire, par exemple). Bilan : entre 1 % et 4 % de coût moyen du capital, la facture électrique annuelle des Français grimpe d’une quinzaine de milliards d’euros. Une bonne raison, donc, pour « que le secteur de l’électricité sorte du privé, sorte de la concurrence et redevienne un système public ».

Déroger aux règles européennes ?

Le corollaire de cette position est que la France assume de déroger aux règles européennes. Un pas que beaucoup à gauche seraient prêts à franchir (s’ils étaient aux affaires) au motif que les dysfonctionnements actuels du système électrique sont tels et les règles européennes si peu respectées que le risque de sanctions est faible et vaut la peine d’être couru.

Pour la consultante Hélène Gassin, cette vision ne correspond pas au monde réel : « Une partie de la gauche, des associations de consommateurs, des syndicats, peinent à admettre qu’EDF n’est plus le seul fournisseur d’électricité, ni le seul producteur. » Si on en prend acte, « il paraît évident qu’on ne peut pas avoir à la fois un producteur EDF protégé par des mécanismes de régulation, voire subventionné, et un fournisseur EDF en concurrence sur le marché, sans séparation stricte de la production et de la fourniture d’électricité. Il faut a minima une séparation comptable et une interdiction des transferts entre les activités de production nucléaires d’EDF et ses activités de commercialisation, comme vient de le recommander la Cour des comptes dans son rapport sur l’organisation des marchés de l’électricité ».

Le système actuel est à bout de souffle. Et le rachat des 15 % de parts d’EDF que l’Etat ne détenait pas encore n’y changera rien

Publié le 5 juillet, ce rapport écorne au passage l’idée que l’Arenh a été la ruine d’EDF. Sur la période 2010-2020, écrit-il, en l’absence de ce dispositif, les revenus tirés de la production nucléaire auraient été supérieurs de 7 milliards d’euros aux coûts comptables de cette production. Ils ont néanmoins été supérieurs de 1,75 milliard d’euros sur cette période. Le problème est surtout celui de la période actuelle où les prix très élevés de l’électricité sur les marchés de gros rendent le dispositif de l’Arenh très pénalisant pour l’entreprise, dont la production se dégrade.

Tous les protagonistes sont au moins d’accord sur un point : le système actuel est à bout de souffle. Et le rachat des 15 % de parts d’EDF que l’Etat ne détenait pas encore n’y changera rien.Une renationalisation pour quoi faire ?

Ce rachat est-il seulement nécessaire ? Certes, la détention de 100 % des parts donnerait les coudées plus franches à l’Etat pour la suite. Cela éviterait des recours juridiques de la part des actionnaires minoritaires qui s’estimeraient lésés. Au vu du niveau de l’action EDF, l’opération ne serait pas si coûteuse. Entre 6 et 8 milliards d’euros. Bien qu’avec la hausse spéculative de 30 % du titre suite à l’annonce d’Elisabeth Borne le 6 juillet, ce serait plutôt 8 à 9 milliards d’euros, indique Nicolas Goldberg. A tel point que le cours de l’action a été suspendu le 13 juillet jusqu’au 19 juillet, date où l’Etat doit préciser les modalités de mise en œuvre de son intention de rachat.

Mais dans la mesure où les principaux adversaires d’une restructuration d’EDF ne sont pas forcément les porteurs minoritaires – on l’a vu avec la mobilisation contre le projet Hercule –, c’est faire payer cher au contribuable un peu de liberté d’action en plus.

Le plus gênant dans cette affaire est le mépris du gouvernement à l’égard du citoyen

Le plus gênant dans cette affaire est le mépris du gouvernement à l’égard du citoyen. Au lieu d’une exposition claire de son projet comme il s’y était risqué sous le précédent quinquennat, il joue désormais sur la corde populiste en annonçant une renationalisation présentée comme la solution du problème, quand elle est le précurseur d’une restructuration sur laquelle l’exécutif ne précise pas ses intentions. Lorsqu’il les dévoilera, le débat promet d’être virulent.

Plus grave encore, l’objet principal – sinon unique – de ce projet de restructuration est de répondre au problème du financement d’un programme ruineux de construction de nouveaux réacteurs EPR. Il n’est à aucun moment imaginé que le choix grave et risqué de poursuivre pendant des décennies l’aventure nucléaire – alors que des alternatives décarbonées compétitives existent – doive au préalable faire l’objet d’un véritable débat national, informé et démocratique.

Antoine de Ravignan

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