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Sauvé des sots (suite. 19 juillet 2013)

Publié le par E.P.O.

Ce fut dans la fraîcheur glacée d'une nuit de mai qu'Elsa sortit nue. Une pluie sans éclat tombait depuis la veille, une pluie ennuyeuse comme la ville. Sous les gouttelettes, elle marchait en tremblant, craignant d'être surprise par un pensionnaire et l'espérant à la fois. Au fond de la cour, elle s'arrêta près de l'ancienne chambre de Miguel. Elle devinait l'espace infiniment désolé des champs, par derrière, à leurs dégradés de noirs. Elle s'allongea sur le sol froid et boueux. Elle attendait quelque chose qui n'arrivait pas : peut-être une passion extraordinaire, un monstre qui aurait pu combler en une seule fois des années de frustration. Elle avait fermé les yeux pour ne pas avoir peur. Rien ne se passa. Elle s'assit, déçue et malheureuse : à trente-cinq ans, elle se croyait vieille et laide. Leurs avances étant toujours ignorées, les ouvriers ne la courtisaient plus : « un mur de glace », disaient les hommes. Derrière sa feinte indifférence, elle souhaitait chaque jour que, dans l'intimité, un homme lui manifestât son désir, lui apportât la chaleur de son corps. Elle recevait nombre de compliments et de mots doux, mais aucun des hommes n'avait su s'attarder pour lui dire l'amour. La maladresse et la bêtise des mâles est telle qu'une parole de tendresse en public attire immanquablement les moqueries et la mascarade... Les sentiments ont toujours fait rire.

Elsa avait fait appeler Mercedes. Elle resta jours et nuits auprès de sa sœur, qu'une fièvre mortelle immobilisait. Une toux profonde lui arrachait des mucosités pleines de sang comparables à une gélatine anglaise, roses et épaisses. Son âme lui échappait.

En quelques jours, la vie ne lui appartint plus.

Le long chemin vicinal qui conduisait au cimetière était jonché de pierres, le cercueil tressautait dans la charrette, il fallait le recentrer pour l'empêcher de tomber : Elsa était belle et des ouvriers, à chaque fois qu'ils repoussaient le cercueil, retenaient dans leur cœur des paroles d'amour que l'on n'entendrait jamais. Un petit groupe accompagnait Elsa jusqu'à la fosse qui attendait son corps sans âme. Certaines femmes, les vipères, pensaient qu'elle était morte d'ennui, d'autres de maladies dont on ne parle qu'à voix basse : elle devait s'en donner, du bon temps, avec tous ces hommes !

Au cimetière, le curé fit une prière trop convenue pour être sincère. Il ne croyait point au ciel, ni en Dieu, mais le travail était paisible et bonne la nourriture. Dieu n'aurait pas écho de cette âme.

Nonato était resté à la maison. Il regardait la grande salle silencieuse. La pension s'était vidée en quelques jours ; il ne savait pas que Mercedes avait demandé aux ouvriers de chercher un autre hôtel. Tout cela était bizarre. Il brava l'interdit de Mercedes et ouvrit la porte de la chambre d'Elsa. Elle était vide : au début de l'après-midi, juste avant la mise en bière, Mercedes avait envoyé tous les enfants au centre ville. Surpris de ne trouver personne, Nonato sortit dans la rue. Une charrette remplie d'hommes et de femmes venait lentement vers lui. Peu à peu, il reconnut parmi d'autres le visage de Mercedes.

Elle descendit de la charrette. Nonato lui demanda où était sa « mama Elsa». La réponse fut dépourvue de sens.

- Maman Elsa est au cimetière !

- Pourquoi faire ?

- Nous avons été l'enterrer parce qu'elle est morte.

- Et quand est-ce qu'elle rentre à la maison ?

- Mais... elle ne rentrera plus jamais à la maison !

Nonato se dirigea vers le cimetière. Les cailloux étaient sous ses pieds d'enfant de grands rochers, la boue du chemin une immense maremme. Il pleurait mais ne savait pas pourquoi. Il arriva près d'un tas de terre orné de fleurs. Sur une croix en bois, on pouvait lire : Ici gît Elsa Agora, morte en 1939.

Il goûta la terre humide et la trouva bonne. Assis au bord du tas de terre, il en mangeait tranquillement en attendant qu'Elsa revînt à la vie.

II

Nonato pleurait encore, balancé par le rythme monotone du train. Mercedes le regardait en pensant qu'elle ramenait là un gros boulet. Lorsqu'ils descendirent, à la station Mapocho, l'enfant ouvrit de grands yeux : des carros 5 circulaient dans tous les sens. Nonato découvrait pour la première fois la grande ville. Il allait y vivre trente-quatre ans.

Mercedes emmena Nonato à la cité Bellalta, pas très loin de l'ancien cinéma Franklin. Plusieurs dizaines de maisons étaient alignées à la manière d'un coron. La famille de « doña Mercedes » habitait un de ces lots, constitué de deux pièces : une salle à manger-cuisine-salon et une chambre- à –coucher-tout-le-monde, c'est-à-dire dix personnes. Dans la cité, le soir venu, les hommes et les femmes se réunissaient en deux groupes distincts devant le portail d'entrée. Les enfants qui voulaient se joindre à eux étaient refoulés d'un coup de pied au cul. Il leur était signifié par là qu'il fallait avoir un certain âge pour entendre certaines choses. Mais aucune vérité n'était jamais prononcée. Laissant planer le doute et le non-dit, les propos ne nourrissaient que des sous-entendus.

Le destin dépend des événements et l'événement, en un instant, infléchit l'existence des hommes, les courbant jusqu'à terre à la recherche d'introuvables racines. Nonato resta longtemps dans une grande prostration mentale : la prostration physique lui était interdite.

Avec la mort d'Elsa, c'en était fini des privilèges. Il n'avait plus sa petite chambre, mais partageait la pièce où il devait dormir ; il était empilé, tassé avec d'autres : il n'était plus Nonato avec « mama » Elsa. Cette intrusion étrangère dans son intimité viola sa naïveté. D'abord craintif et étonné, il s'habitua. La vie étrange de Nonato, dans ces quartiers ouvriers, était celle de tous les enfants.

L'hiver et la fumée, Santiago dans les brumes du charbon. Il était cinq heures, Nonato était le seul des enfants debout. Il avait été chercher l'eau à la fontaine, avait allumé la cuisinière à bois et mis l'eau à bouillir. Pour vivre chez elle, Mercedes considérait que, d'une manière ou d'une autre, il devait payer. Les services rendus palliaient les dépenses qu'elle pensait devoir engager pour le nourrir et l'envoyer à l'école. Au-delà des considérations matérielles, elle aimait avoir quelqu'un à son service : cela faisait chic. Dans le quartier, les voisins s'aperçurent de la place de Nonato dans la famille. Pour apaiser la jalousie naissante, elle mit Nonato au service du voisinage. Les gens pensaient que le séjour de l'enfant dans le quartier était à la charge de la cité : il fallait qu'il paie pour rester parmi eux. Chaque jour, en toute saison, il préparait le petit-déjeuner pour toute la famille. Ensuite, il y avait quelque travail de ménage chez une voisine ou une course pour un déjeuner à venir. Chaque matin, avant huit heures, il payait sa vie. L'expression travailler pour gagner sa vie avait dans le cas de Nonato un sens profond. Rien de ce qu'il recevait dans la cité n'était une preuve d'amour, c'était toujours le fruit d'un travail accompli. Boire un thé, manger du pain, avoir un cahier : il payait en rendant un service aux autres.

Il apprit à ruser. Lorsqu'il devait faire des courses, il n'achetait jamais le kilo demandé, mais toujours un peu en deçà. Il récupérait ainsi quelques pièces et s'offrait un cahier ou un stylo, un fruit ou un gâteau.

Deux ans après la mort d'Elsa, il n'avait pas perdu l'habitude de se goinfrer de raisin. Sa passion le replongeait dans un passé où Elsa n'était déjà plus qu'une ombre portant des cageots entiers de grappes énormes. Pour manger le raisin qu'il volait dans les réserves de Mercedes, il attendait la nuit. C'était toujours risqué. Lorsque tout le monde s'était endormi, il sortait la grappe de raisin d'entre ses vêtements et glissait un à un les grains dans sa bouche. Dans l'obscurité la plus complète, les grains éclataient en silence sous ses dents. Il mâchait lentement, longtemps, sans faire de bruit, alors qu'il aurait voulu s'empiffrer à s'en faire péter la panse ! Il était privé des excès dont il ressentait le besoin. Son seul excès était de manger en pleine nuit quelques grains de raisin... Une nuit, Mercedes le surprit. Il ne put dire la vérité et raconta qu'il les avait volés au centre ville, sur un étal.

Certains soirs, le moment de dévorer le raisin était retardé par un autre plaisir.

Les enfants dormant les uns contre les autres, un corps en touchait quelquefois un autre. Une grande émotion envahissait Nonato, qui tremblait sans comprendre. Sans malveillance, commençant par des intrusions d'abord involontaires puis se livrant à des attouchements précis, les mains des plus grands parcouraient son corps. Cela dura des centaines de nuits, des nuits noires parsemées d'étoiles dans le ciel, dans la chambre plein de trous du cul. Voyage dans une vie sexuelle sans répit... Passé le temps de la surprise, il participa activement à cette vie nocturne. Il ne savait pas si c'était bien ou mal : ils étaient des grappes de raisin, partageant des moments intenses dont personne ne parlait pendant le jour. C'était comme une transformation : il devenait quelqu'un.

Quelqu'un !

5. Tramway.

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