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Sauvé des sots, suite (mercredi 17 juillet).

Publié le par E.P.O.

La jeune fille racontait que jamais elle n'avait laissé Miguel l'embrasser, parce que le jour où elle avait quitté la maison maternelle, sa maman lui avait confié un secret : « Luisa, si un garçon voulait t'embrasser, ne te laisse pas faire, parce qu'après tu risques les ennuis et tu pourrais avoir un enfant. »

- Alors vous voyez, jamais Miguel n'a touché ma bouche avec ses lèvres !

Le soir où elle s'était évanouie lui revint alors à la mémoire. Dans la profondeur lubrique de la nuit, elle sentait un monstre lui dévorer les lèvres. Mais elle échappa à ce souvenir.

- Je crois bien que c'est le Traouco, Madame.

Elle continua à travailler chez Elsa… et l’enfant naquit.

En 1936, l'été s'annonçait chaud. À peine sortie du printemps, la vallée de l'Aconcagua entrait déjà dans sa période de sécheresse. Lola était partie six mois plus tôt vers Valparaiso, la proximité de son amie lui étant simplement devenue insupportable. Les affaires d'Elsa prospéraient. Luisa confectionnait pour le Noël de son fils une petite peluche multicolore. Elle devait se contenter de n'importe quel bout de tissu : le résultat, sans être beau, était respectable. Malgré les nombreuses explications d'Elsa, elle avait toujours en tête que son enfant était un fils de Traouco. Elle était maudite. L'enfant n'avait donc ni nom ni prénom : elle avait même refusé de le faire baptiser. Il avait trois ans, il était né à la vie mais n'était pas encore humain.

Le soir de Noël, la luminosité des étoiles rendait presque sensibles l'épaisseur et l'éloignement de l'éternelle nuit des cieux. Une douceur fragile et nécessaire accordait enfin du répit aux hommes écrasés par la chaleur des longues journées d'un été naissant. Tranquillement, Luisa s'enferma avec l'enfant dans sa chambre et alluma une bougie qu'elle

posa sur sa petite table de chevet. Dans son regard, son fils n'aurait pu déceler aucune émotion. Elle mit sa main dans le large tablier qu'elle portait lorsqu’elle faisait le ménage et sortit la « poupée-ours-poussin ». Elle parlait à voix basse, pensant que l'enfant l'entendait. Mais l'enfant étourdi par la fatigue d'une journée pleine de jeux s'était endormi. Il garda une dernière image, celle d'une femme aux cheveux jaunes et aux yeux rouges qui lui disait : « Dors ».

Le lendemain matin, les ombres et la fraîcheur étaient déjà balayées par le soleil, répandu sur l'apparence des choses comme du métal en fusion. L'enfant se demandait où était sa mère, il l'appelait en pleurant. Elsa chercha Luisa partout. Les quelques affaires qui lui appartenaient avaient disparu : elle était partie en abandonnant son fils. Elsa ne jugea pas la jeune fille. Aucun reproche ne lui vint à l'esprit : l'enfant était illégitime ; c'était un fils naturel et démoniaque.

L'église ouvrait à onze heures. Elsa prit l'enfant par la main et l'y emmena. Ils y pénétrèrent en parlant à voix haute.

Elsa s'approcha du prêtre, l'attrapa par le col et le tira vers elle. Le curé, grand et maigre, se retrouva d'un seul coup plié en deux : un bouleau au tronc bien blanc, tout frêle, courbé par une force de la nature.

- Baptise-le !

- Maintenant ?

- Bien sûr, maintenant !

- Quel nom ?

- Il porte mon nom et son prénom est Nonato.

- Et quel est votre nom, madame ?

- Agora, Elsa Agora.

- Et le nom du père ?

- Il n'y en a pas !

- Mais, voyons...

- Écoute le curé, fais ton boulot et écrase !

- Madame ?

- Quoi encore ?

- Lâchez-moi le col ma soutane !

Elsa suivit le prêtre jusqu'à son bureau, où il remplît un formulaire de naissance qu'il conserva dans les archives de sa paroisse. Puis il conduisit Elsa près d'un petit autel, devant une fontaine taillée dans le granit. Au centre, un fin jet d'eau jaillissait de quelques centimètres. L'eau se vidait sur le côté pour finir, de fonts baptismaux en gouttières, dans la rue. Le prêtre prit l'enfant dans ses bras et déposa un grain de sel dans sa bouche ouverte. La terre et le ciel furent brusquement bouleversés, la voûte de l'église était devenue l'horizon de l'enfant : l'eau fraîche du baptême se répandait sur sa tête... Amen !

Ce jour de Noël fut le jour de sa naissance à l'humanité. Désormais, les gens l'appelleraient Nonato ! Elsa se trompait... En trois ans, les ouvriers de sa pension lui avaient trouvé un surnom. Il lui fallut toute sa virulence pour qu'ils cessassent de l'appeler «Traouco ».

- Vous ne vous appelez pas « Trous du cul », bien que vous le méritiez, alors mon Traouco vous allez l’appeler Nonato !

Refusant une autorité qu'ils jugeaient excessive, les hommes murmuraient entre eux. Du fond de la salle montait déjà un autre sobriquet : « No », « Non ! »

Non parla en même temps qu'il commença à jouer avec les neveux d'Elsa. Leur mère, Mercedes, habitait à Santiago une des nombreuses cités-conventillos, Bellalta, dans le quartier San Diego. Tous les étés, elle venait en vacances à La Calera avec ses sept enfants. Nonato vivait avec eux au bord du fleuve Aconcagua.

Chaque jour, pendant deux mois, la sœur aînée d'Elsa médisait sur l'enfant.

- Mais enfin, adopter un fils de Traouco, tu vas t'attirer des emmerdes !

- Laisse de côté ces salades, il est aussi Traouco que toi et moi.

- Je sais, je sais, tu vas me dire qu'ici, ce n'est ni la mer ni la montagne, mais enfin qui sait, avec ce monstre-là!

Les enfants, faisant écho aux désirs morbides de leur mère, jouaient au naufragé. Le jeu était simple. Ils avaient construit ce qu'ils appelaient un petit cercueil, une boîte en bois haute et large de cinquante centimètres et longue de quatre-vingt-dix qu'ils avaient enduit de goudron afin de le rendre étanche. Ils partaient au bord du fleuve et s'installaient sur une plage de sable. L'eau froide leur arrachait des cris de joie ; des frissons couraient le long de leurs corps ; les pieds rougissaient et s'habituaient à l'eau. Ils attachaient à la boîte la corde de survie - un corde maigrichonne, ou plutôt plusieurs bouts de corde maigrichons noués les uns aux autres -jusqu'à obtenir une longueur suffisante. Des huit enfants, Nonato était le plus petit : c'est lui qui montait dans le cercueil. Non loin de là, des ragondins observaient la scène. Replié sur lui-même, coincé sous un couvercle que fermaient deux loquets fixés à chaque extrémité de l'amnios mortifère, il s'agrippait des deux mains à une inutile poignée. Lentement, la boîte partait à la dérive. Les enfants maintenaient une légère tension et donnaient du mou jusqu'à l'extrême limite. La corde se raidissait : il fallait ramener le cercueil. Tous les sept luttaient contre le courant. La boîte tournoyait sur elle-même. Dans l'obscurité, les os rompus par les chocs, Nonato entendait le grondement de l'eau et dans ce chaos de fureur une femme blonde s'éloignait, une bougie à la main, le plongeant dans la nuit. Il revivait à ce moment-là toutes les nuits de solitude qui l'empêchaient de s'endormir. L'obscurité, c'est la mort. Nonato, qui pleurait, criait et s'oubliait, se croyait en enfer, mais il ne lâchait pas le couvercle. Au seuil de la mort, le visage rouge et bleuissant presque, l'oxygène devenant rare, Nonato apparaissait : les enfants avaient ramené le naufragé des mers du sud à bon port.

Chaque jour de l'été, le jeu se répétait ; chaque jour, il revivait les mêmes angoisses et cherchait intensément à revoir la femme blonde... Il ne pouvait plus s'en passer et les sauveurs-assassins non plus.

À la fin du mois de février, il fallait se séparer. Si tout le monde pleurait, les adultes pensaient que les enfants exagéraient leur peine : pourquoi tant de détresse ? Certains pensaient : « Encore une année où nous n'avons pas pu le tuer ! » Pour Nonato, il fallait à nouveau attendre une longue année pour revoir la femme blonde qui s'éloignait de lui.

L'hiver fut rude. La pension était toujours fréquentée par des ouvriers de l'usine de peinture. L'histoire des deux indiennes n'avait pas résisté au temps, acteurs et témoins ayant disparu, et avec eux les paroles qui pouvaient transmettre ce qui allait devenir, malgré l'oubli, un récit : Nonato vivait. Il était devenu, pour tous, le fils naturel d'Elsa.

En 1939, à cinq ans et demi, Nonato voulut aller à l'école. Elsa l'inscrivit et, chaque jour du mois de mars, habillé bellement, il se rendait à l'école du centre ville, mi-religieuse mi-laïque. Il revenait enchanté avec ses deux cahiers : pendant deux heures, chaque après-midi, il apprenait sur l'un à additionner et sur l'autre à calligraphier les lettres et à les reconnaître. Elsa acheta ce mois-là de grandes quantités de raisin blanc. De retour de l'école, Nonato en mangeait de grosses grappes sans écouter les avertissements d'Elsa. Et c'est la diarrhée qui finissait par avoir raison, pour quelques jours, de sa gourmandise.

L'automne avançait. Le mois d'avril laissait transparaître ses branches maigrichonnes et ses enfants mal nourris.

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