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Sauvé des sots. (suite 15 juillet 2013)

Publié le par E.P.O.

Chaque samedi midi, ils recevaient l'argent avec lequel ils soldaient leur dette de la semaine à la pension. Le samedi soir et le dimanche, les plus riches allaient au centre ville chercher la belle qui finirait d'éponger les porte-monnaie. Pour éviter que les hommes ne quittassent son établissement pour des quartiers plus animés, Elsa eut l'idée d'organiser un petit bal, chaque samedi, dans la salle à manger. Les belles nuits d'été, on passait dans la cour. Elsa toléra tout de suite la présence de jeunes filles qui habitaient le quartier. Discrètement, elle laissa entendre que, moyennant quelques pièces, elle fermerait les yeux sur ce qui pourrait se dérouler dans les chambres. Elle tint parole ; elle ne voyait pas, elle n'entendait pas, elle ne parlait pas : elle faisait du commerce.

Un respect naïf envers leur patronne interdisait à Luisa et Lola de profiter des avances des jeunes gens. Elles assistaient tout en regard aux embrassades, aux jeux de séduction, aux départs des couples et à leurs retours, elles remarquaient le ravissement de leurs sourires. Au petit matin du dimanche, après avoir fini de mettre de l'ordre dans la salle, elles retournaient épuisées dans leur chambre commune. Peu avant de se mettre au lit, elles se regardaient, rapprochaient leurs lèvres et s'embrassaient. Elles étaient emplies de désir et cet instant qui précédait le sommeil leur suffisait. Un rire de vie jeune s'échappait de leurs bouches belles lorsqu’elles constataient que leurs culottes étaient trempées et leurs vagins glissants au toucher. Là s'arrêtaient les jeux érotiques. Élevées dans un même quartier auprès des mêmes personnes, elles avaient les empêchements de l'enfance, interdits superflus à l'âge adulte et source d'ignorance. Le sexe était devenu un torrent de promesses non tenues. Elles se remémoraient les avertissements de leurs parents : elles étaient pécheresses et en même temps innocentes. Papa et maman avaient recommandé, se souvenait Luisa, de « ne pas embrasser les garçons ». Alors elle embrassait sa copine de chambre sans s'en inquiéter, puisque cette recommandation-là, elle ne l'avait jamais entendue.

Elsa, toujours à la recherche d'une esthétique des lieux et des êtres, eut l'idée de teindre les cheveux des filles en blond. Elles trouvèrent l'idée bizarre mais acceptèrent ; de toute façon, elles n'avaient pas le choix. Le contraste entre leur peau basanée et la couleur de leurs cheveux leur donnait un genre qui attirait les hommes.

Les vieilles, qui passaient leur temps devant la porte de leurs maisons, regardaient la pension d'un œil mi-amusé, mi-indigné. Elles ne s'ennuyaient guère : c'était grâce à la pension que leur langue avait du tonus et leur esprit de la vivacité. Elles étaient des vipères sans peur.

Les premiers temps, Luisa et Lola furent seulement regardées ; Elsa veillait à leur intégrité. Dans son esprit, les jeunes filles faisaient partie de la décoration. Le décor, c'est du toc, mais on ne l'abîme pas : c'est fait pour faire beau.

Hélas, les jeunes filles voguaient déjà sous des latitudes chaudes et humides. Luisa fut la première à succomber aux charmes d'un jeune homme qui travaillait à l'usine de peinture. À l'aube, il restait pour aider Luisa à ranger la salle, laver et jeter les détritus.

Miguel était né à La Calera. Il avait pris une demi-pension chez Elsa dès le premier jour de son engagement à l'usine. C'était un joli garçon avec, au milieu du visage, un nez métis, une arête diagonale parfaite et des yeux marron. Ses joues creuses et sa peau mate lui donnaient l'air d'un assassin cherchant sournoisement quelque cœur à tuer : depuis plusieurs semaines, c'était celui de Luisa qu'il avait choisi.

Un samedi soir, à l'heure où les corps commençaient à échapper à l'âme, où les danseurs succombaient à l'hallucination de l'alcool, où l'élégance des premiers instants du bal laissait place aux odeurs nauséabondes des pets et du vomi, où les manières délicates des hommes envers les jeunes femmes devenaient sauvages, Miguel aborda Luisa. Les mains qui caressaient l'épaule douce, là où la robe laissait à nu une peau d'abricot, s'oubliaient pour dévoiler le désir et cheminaient sans permission, tuant la pudeur, droit vers le vagin. Luisa avait perdu les remparts moraux qui protégeaient la citadelle : elle se retrouva nue, envahie par le désir de Miguel.

Pendant des mois ils s'aimèrent. Elle s'échappait dans la chambre du jeune homme, qui n'avait d'autre parfum que la sueur de son corps et l'odeur pestilentielle de son urine. Effrayé par une obscurité pleine de fantômes, il avait décidé, pour ne pas être entraîné en enfer par le diable qui attendait derrière la porte, de pisser dans sa chambre. Chaque nuit, il se levait et pissait contre le même mur. Lorsqu'il avoua cela à Luisa, elle acquiesça : « Plutôt ça que le diable ! ». Dans la crasse accumulée depuis des mois sur le matelas qui reposait par terre, dans des draps sans autres odeurs que celles de l'humidité et de la transpiration, ils se livraient l'un à l'autre.

Ils s'éveillèrent à la fantaisie érotique, jouèrent à tout essayer mais, lorsque Miguel voulut poser ses lèvres sur celles de Luisa, elle fut impérative.

- Je veux bien faire l'amour avec toi, mais je ne veux pas que tu m'embrasses !

Et ses lèvres furent en effet les seules parties de son corps qu'elle ne laissa pas parcourir de baisers. Luisa était disponible pour chaque demande, dans un érotisme jeune qui s'offrait sans retenue, mais Miguel n'était pas comblé. Il ne demandait que ce qu'il ne pouvait obtenir : la bouche de Luisa ! Sa vie amoureuse fut fixée à ses lèvres ; il s'ennuyait ; il la suppliait de lui faire un petit baiser, un tout doux, de lui frôler à peine la bouche...

- Laisse-moi toucher tes lèvres avec les miennes !...

- Sois pas taré, on avait dit non ! et c'est non !

Désormais, lorsqu'ils se retrouvaient, il passait ses doigts sur ses lèvres et la douceur de sa chair provoquait une érection immédiate. Obnubilé par son désir, il oubliait le corps et les envies de Luisa.

Ils continuèrent pourtant à s'aimer. Ils passaient les dimanches au bord du fleuve Aconcagua à regarder autour d'eux les collines arides. Miguel avait une seule obsession, arracher un baiser à Luisa, Il fermait ses yeux et ne voyait que des lèvres géantes et charnues autour desquelles il courait interminablement. Soudain, conscient du danger, il fuyait l'ouverture de la bouche, mais trop tard : happé par une langue scintillante, il se retrouvait au centre de ses lèvres circulaires. Réveillé par cette image terrifiante, il ouvrait les yeux et découvrait la perspective sereine de la vallée, le fleuve coulant impavide.

Luisa, la tête contre la poitrine de Miguel, n'attendit pas d'être âgée pour être nostalgique. Elle pensait à sa ville de Carahue qui, tout en pente, glissait vers l'océan Pacifique ; elle pensait à la couleur verte d'un paysage ondulant le long de l'horizon ; elle pensait aux eaux calmes et profondes du fleuve impérial ; à la petite maison qu'elle avait quittée, à son père, sa mère et sa fratrie... Elle était devant la porte de la ruka (3), sur ce terrain adossé à la colline difficile à cultiver et érodé par les pluies, où il ne poussait pas un arbre, pas même un arbuste pour le bois de chauffage. Elle regardait les clôtures des grandes propriétés : de leurs immenses étendues surgissait l'insolence encore coloniale d'un Chili indépendant et ses centaines d'essences d'arbres, d'une beauté inouïe et auxquelles elle n'avait pas droit. À la gare de Temuco, le soir de son départ, elle imagina qu'elle reviendrait un jour pour acheter quelques hectares de terres cultivables et vivre décemment. Revenue du souvenir, elle se voyait changée, elle se sentait fatiguée. Quelques nausées, le matin même, lui avaient vidé l'estomac juste après le petit-déjeuner. Elle était surtout gênée par le rétrécissement étrange de ses vêtements. Sa jupe lui serrait fortement la taille et elle ne parvenait qu'avec peine à boutonner le petit chemisier qui lui donnait une allure si fière, autrefois ; ses seins semblaient vouloir s'en échapper : on aurait dit un saucisson ficelé.

Ils rentrèrent lentement à la pension. Ils marchaient dans le cocon de la nuit, cette réalité d'où les choses et les êtres du jour ont momentanément disparu : c'étaient les ombres complices et la fraîcheur étoilée d'une illusoire éternité, les mots doux accouchés d'une précaire quiétude. Avec une tendre et précise sensualité dont il méconnaissait la féminité, Miguel enveloppait l'adolescente dans une douce et envoûtante torpeur : il lui caressait les cheveux, soufflait sur l'oreille que frôlait sa bouche, passait ses doigts rêches sur les sourcils et finissait immanquablement par la prendre dans ses bras. Luisa étouffait de ravissement.

- Je t'aime, Luisa, disait-il à voix basse.

- Moi aussi, répondait Luisa qui n'aimait, dans ses yeux, que le reflet de son amour.

- Je pourrais passer toute la nuit à te caresser, comme ça, doucement. Et il parcourait lentement son bras nu.

- Ça me donne des frissons, disait Luisa en remarquant sur sa peau des milliers de petits poils doux et dressés, une forêt duvetée naissante, ce privilège insolent de la jeunesse des femmes.

En rentrant, ils se retrouvèrent dans la chambre de Miguel, dont l'empressement étouffa Luisa. Elle voulut s'échapper, poussa la porte avec rage ; des cris d'hommes retentirent, un bras lui retint une jambe ; son regard s'abaissa, la terre sèche s'approcha avec une rapidité d'éclair de son visage ; une profondeur obscure, un puits d'angoisse... Miguel la retourna sur le dos, nettoya sa bouche ensanglantée avec la manche de sa chemise et l'embrassa. Enfin ! Il écrasait sa bouche sur son visage, enfonçait sa langue entre les mâchoires inertes, mordait ses lèvres, émettait des rugissements macabres. Au sang de la chute se mêlait celui des morsures. La terre sèche et la salive faisaient une boue qui avait le goût du fer.

Elle revenait à elle. Il la traîna jusque devant la chambre de Lola et partit. Pendant plusieurs jours, Luisa resta enfermée dans sa chambre, ne voulant pas montrer son visage tuméfié.

Ce fut un lundi matin, au petit-déjeuner, que Miguel entendit les ouvriers dire que la petite Luisa leur semblait engrossée. Il se leva. Luisa, qui gardait les traces de sa chute, le vit sortir d'un pas hésitant et disparaître en direction de l'usine. Elle attendit son retour pour lui demander s'il était malade, mais il ne vint pas déjeuner. Il n'avait pas non plus été travailler. Luisa crut qu'il était parti chez sa mère.

Le dimanche suivant, assise sur le pas de la porte de la pension, alors qu'elle vivait toute seule sa peine de femme abandonnée, le beau visage d'une femme espiègle s'approcha du sien. C'était la mère de Miguel qui venait s'enquérir de la santé de son fils. Elle déplia un bout de papier sur lequel il lui avait écrit « qu'il était malade d'amour et s'en allait mourir » : « estoy enfermo de amor mama, me voy à morir ».

Là où Miguel avait voulu exprimer un sentiment romantique désespéré, sa mère avait compris qu'il avait une chaude pisse.

Il ne réapparut pas.

Rien ne pouvait désormais masquer l'évidence : Luisa était enceinte. Seule, croyait-elle, à connaître le secret de cette relation amoureuse, Lola se taisait. Elle ignorait que tous les regards suivaient chaque nuit leurs ébats : contre un peu d'argent, Miguel laissait la porte de sa chambre entrouverte. La faible lumière de la flamme d'une bougie qui finissait par mourir sous les assauts de quelque courant d'air empêchait les hommes d'assister à leurs amours jusqu'à la fin. Tels des enfants curieux, ils se contentaient ensuite d'entendre.

Luisa était surprise de son état. Elsa un peu moins.

- Dis-moi mon cœur, demanda Elsa, qui est le père ?

La réponse étant connue de tous, elle s'attendait à l'entendre avouer.

- C’est le Traouco (4), Madame !

Une sorte de décharge électrique crispa Elsa de la tête aux pieds.

- Qui ça?

- Le Traouco, Madame !

- Écoute, ne me prends pas pour une conne, ça ne peut pas être le Traouco !

- Si Madame!

- Mais d'où veux-tu qu'il vienne ? Il n'y a ni mer ni forêts, ici !

- Je vous le jure sur la tête de ma mère.

Elsa décida de changer de méthode.

- Dis-moi mon cœur, couchais-tu avec Miguel ?

Elle s'attendait à un mensonge. C'était ignorer le degré d'ignorance et d'ingénuité de Luisa.

- Oui Madame.

- Vous vous mettiez à poil tous les deux ?

- Parfois Madame !

- Il introduisait son machin dans ton truc ?

- Quel machin Madame ?

- Sa bite, bon Dieu !

- Oui Madame!

Sans aucune gêne, Luisa dévoilait ses moments d'intimité amoureuse, répondant avec précision aux questions de sa patronne. Au terme de son enquête, Elsa put conclure sans le moindre doute.

Je crois mon cœur que c'est Miguel le père.

Je ne crois pas Madame !

Pourtant tu viens de me dire que tu faisais l’amour avec lui!

Oui ! Mais il ne m'a jamais embrassée !

À cette répartie, un espace vierge occupa l'esprit d'Elsa, un grand blanc avec, dans un coin, une toile d'araignée : suspendue à son fil de soie, l'arachnide virevoltait dans le vide... Elsa était suspendue à la naïveté de Luisa.

(3) Ruka : maison mapuche.

(4) Le Trauco, Chrauco ou Thrauco est un être mythologique, une sorte de nain aquatique ou terrestre, selon les lieux. Il engrosse les filles. Il est aussi responsable de leurs rêves érotiques.

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