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Cenizas (suite 12)

Publié le par E.P.O.

Il n’avait pas perdu tout son esprit lorsqu’il rencontra Camila, récemment installée à Puente Alto avec toute sa famille. Un an et demi après les avoir quittés à Valparaiso, il demanda à Camila de l’héberger à nouveau. Elle n'y vit pas d’inconvénient, elle qui l’aimait comme s’il était son propre enfant. Nonato n’était pas d’accord pour réintroduire dans la maison un parasite, un suceur de sueur des autres. Diego était cela en réalité, une sangsue, un branleur. Il s’installa néanmoins dans un recoin de la maison, pas dans le cœur de Nonato qui, engagé en politique, se désintéressa d’un pareil fardeau. Il continua à traîner avec les hippies, son esprit s’atrophia par l’usage toujours plus intense de la drogue et de l’alcool. Il devint l’expression simple de l’humain : un con. Son esprit vide de toute réalité ignora le départ de Nonato en exil et combien le coup d’État de Pinochet bouleversa l'existence de Camila et de ses enfants.

Intermède – La mort du grand-père.

Floridor traînait sa charrette à bras, son regard fixait l’entrée du cimetière. Il était triste de perdre un vieux de son âge, un vieux qui était né là-bas dans la région des pluies tout comme lui. Deux gardiens l’aidèrent à mettre le cercueil en bois brut dans le trou. Le cadavre de Ramon était léger, déjà désincarné. Les animas avertirent Floridor de son âge et de l’envie qu’elles avaient de l’emmener lui aussi dans l’au-delà.

Fin de l'intermède.

Le cerveau de Diego se remplissait de blanc, aucune pensée, il était guidé par un instinct de bête domestique. Il entrait à la pointe du jour chez Camila pour étaler son corps. Un jour de décembre mille neuf cent soixante-treize, au petit matin, sa tête rêvait de gros cigares pleins de marihuana, de pilules géantes d’amphétamines, sur son oreiller crasseux, quand les mains fermes d’un policier l’arrachèrent à son sommeil. Camila eut peur, elle pensait que la police venait tout détruire. Les policiers fouillèrent sans conviction la maison puis arrêtèrent Diego pour trafic de drogue, lui qui avait juste de quoi s’acheter l’air qu’il respirait. Quelques jours plus tard, Camila lisait l’édition hebdomadaire du journal local, elle eut honte, à la une, un titre : “réseau de trafiquants démantelé”, accompagnée d’une photo de Diego et de ses amis devant sa maison. Diego fit un mois de prison préventive, puis il fut condamné à une cure de désintoxication à l’hôpital psychiatrique de Santiago, qui dura plusieurs mois. Les seules visites qu’il reçut furent celles de Camila. Diego s’était installé à l’hôpital dans une tranquillité nonchalante, il n’avait aucun traitement, il passait son temps assis sur un banc dans le jardin de l’hôpital, il devisait avec les vrais malades mentaux, de la vie, du temps qui passait. Il mangeait, dormait bien, aucun souci. Les pauvres infirmiers ne le supportaient pas, ils n’attendirent pas la fin de la cure de désintoxication pour le mettre dehors de bonne heure. Il marcha des kilomètres et des kilomètres pour rejoindre le domicile de Camila. Tout au long de l’avenue Vicuña Mackenna, il pensa à sa vie, il se convainquit de vouloir changer d’existence. Sa marche était pénible, il avait faim. Arrivé à Puente Alto, il remonta vers l’est l’avenue Nonato Co, il rencontra des ouvriers qui partaient au travail, des voisins qui ne le reconnurent pas, il était maigre, mal habillé. Il frappa à la porte, Camila ouvrit et le fit entrer.

Il ne renoua pas avec ses anciennes amitiés. Il devint dépressif, les rythmes de sa vie quotidienne à l'hôpital lui manquaient. En vérité la seule idée de trouver un travail pour gagner de l'argent le rendait malade des nerfs. Camila l’encourageait à travailler, il n’écoutait pas, les mots n’atteignaient jamais son cerveau, ils glissaient le long de son corps, jusqu'aux orteils pour disparaître à jamais dans un silence de quelques instants, rompu par les voix rageuses des enfants de Camila.

  • Este guevón es mas flojo que la mandibula de arriva [1] ! vociféraient-ils.

Entre chien et loup, au cours d’une journée automnale terne, Diego au plus profond de sa méditation paresseuse entendit jouer du banjo dans la rue, puis des voix qui chantaient des louanges au Très-Haut. Il écarta les rideaux, des évangélistes prônaient l'amour du Père, le bonheur des hommes, « aimez-vous les uns les autres » et bien d'autres choses. Ce fut la révélation, il ne déprima plus. Chaque soir Diego allait retrouver ses frères d’âme, chaque soir il parcourait les rues. De retour à la maison, la bible sous le bras, il éprouvait un sentiment de solitude, l’impression d’un vide. Il cherchait partout quelque filiation, quelque fraternité, voire quelque paternité, Dieu un père, pourquoi pas ? Toutes ces personnes qui l’entouraient le soir étaient-ils des frères ? Ses amis camés, des frères ? La vie avec les enfants de Camila, avec Camila, qui l’acceptaient et ne lui demandaient rien, ne lui suffisait pas pour se construire une famille. Ce garçon était vraiment en manque de filiation.

Mais qui aurait pu le pousser à faire des choses ? Diego n’avait jamais pu se forcer à apprendre quelque chose, tout lui passa au-dessus de la tête, sauf son pénis qui restait bien en place. Il lui servait de robinet d’évacuation, il lui apportait de temps à autre du plaisir. Parmi ses sœurs d’âme, il trouvait toujours quelque jeune fille à accompagner le soir. Les champs étaient vastes, un immense lit où son corps invitait le corps d’une femme à communier avec une nature qui lui piquait les fesses, la lumière divine n’éclairait pas le sol rugueux où il posait son cul nu. Il trouva que la bible illustrée qu’il avait prise dans la bibliothèque de Camila était un bon coussin.

Un soir à la fin du mois de février mille neuf cent soixante-quatorze, après avoir chanté et prié toute la soirée, Diego ouvrit la porte du jardin, il entra dans la maison, salua Camila qui discutait avec José. José pleurait, Diego le questionna, il apprit que Nonato était parti pour la France depuis trois mois, mais que dans son exil français, il ne voulait pas rester seul, José partait aussi le lendemain soir lui tenir compagnie. Diego se demanda comment cela se faisait qu’il n’avait eu écho ni de l’absence de Nonato ni du départ de José.

  • Ici, tu es à l’hôtel, tu manges, tu pars, tu reviens, tu manges, tu dors, tu es niché au fond de ton nombril mon grand, lui dit Camila.
  • Tu passes ton temps à rascarte las guevas [2], ajouta José.

Le Saint-Esprit se posa sur sa tête. Une lumière, une lueur. Diego pensa lentement mais il pensa bien. “Si José part demain, si Nonato est en exil et que je l’ignorais, c’est que je n’ai pas arrêté de déconner’’. Il arrêta tout, il colla son existence aux mouvements d’alerte de la famille. Les menaces de mort, la peur des enfants, la détresse de Camila, l’empoisonnement du chien, les cailloux contre les vitres. Il avait flotté au-dessus des contingences, les mésaventures de son nombril étaient plus importantes que celles de sa famille accueillante. Là, brutalement, il s’était réveillé parce qu’à nouveau menacé de solitude. Il ne voulait pas rater l’instant du départ pour la France, il demanda à Camila de l’inscrire sur la liste des personnes qui risquaient leur vie en restant au Chili. Le jour du départ il était bellement habillé, une jeune fille s’avisa d’être amoureuse, dans les toilettes puantes de l’aéroport de Pudahuel, ils firent l’amour. À vingt-trois ans, ce vingt-cinq octobre mille neuf cent soixante-quinze, il prenait le vol régulier Santiago-Paris. Personne de sa famille ne vint lui dire au revoir.

À l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle à Paris, Diego et d’autres chiliens furent accueillis par une dame fonctionnaire des Nations Unies. Elle les fit monter dans un autobus qui les conduisit jusqu’au foyer d’accueil de Massy. Diego se sentit entouré, important. Le maire de la ville souhaita la bienvenue aux réfugiés. Malgré un voyage harassant, ils firent la fête toute la nuit. Diego qui ne connaissait rien à la politique fit valoir son “amitié” avec Nonato, il fut considéré aussitôt comme une personne respectable. Entre les manifestations de soutien au Chili et les amitiés nées au foyer, il se construisit une nouvelle personnalité. Paumé au Chili, important en France.

Chaque soir avec ses nouveaux amis du M.I.R. [3], mouvement d’extrême gauche très actif au Chili pendant la période de l’Unité Populaire, ils étaient invités à dîner, à discuter dans les familles de la bourgeoisie de gauche qui aimaient la compagnie des réfugiés chiliens. Ces familles dévouées, aimables, étaient toujours prêtes à rendre service. Les chiliens comprirent ce privilège et en profitèrent, …trop même. Peu enclins à nouer des amitiés avec les étrangers, certains réfugiés les utilisaient. Diego comprit qu’enfin le hasard lui accordait la chance d’avoir une autre vie. Il eut la possibilité de faire un diplôme de moniteur-éducateur à l’école d’éducateurs de Versailles. Pour la première fois il alla jusqu’au bout d’un effort. Heureux d’avoir un diplôme, il trouva un travail dans un Centre d’Aide par le Travail. Entre son travail, les fêtes chiliennes et de longs après-midi à cuver ses cuites, l’exil était un enchantement. Les vendredis soirs, les réfugiés se réunissaient, courtisés par de belles femmes, ils avaient le choix des corps. Dès les premiers verres d’alcool, tout le monde lâchait les brides.

Les premières années furent des années de décomposition, ils étaient tous avides d’expériences nouvelles, ils croyaient tous que Pinochet ne resterait pas longtemps au pouvoir. Les jeunes couples chiliens ne purent résister devant la nouveauté, femmes et hommes succombèrent à l’appel d’un quotidien plein d’excès, orgiaque. Ils se défaisaient. Un tel est parti avec une telle, les promesses d’amour éternel ne pouvaient résister. Tout changeait imperceptiblement, peu à peu les visages connus n’étaient plus aux rendez-vous.

  • Truc est à l’hôpital psychiatrique.
  • T’es sûr, parce qu’il s’était inscrit à la fac.
  • Ben non ! Là il est inscrit sur le registre des entrées à l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne.
  • Et la Chica, que devient-elle ?
  • Quelle Chica ? Ah ! la Chanchita ! Elle s’est suicidée.

Certains s’accrochaient à l’espoir d’un destin en France, d’autres lâchaient prise. Diego se construisit une vie différente. Les années apportèrent un certain apaisement, les grandes orgies laissèrent place à de petites orgies privées, avec les réfugiés qui avaient tenu le choc. La maison que Diego loua à Châteaufort accueillit de nombreuses fêtes. Diego parlait beaucoup, aimait parler fort, animer les soirées par ses cris. À son tour, il rendit service aux militants du M.I.R. Chaque fois qu’un dirigeant “historique” de l’organisation arrivait à Paris, Diego l’hébergeait au nom de la solidarité entre exilés. Parmi tous ceux qui formaient le groupe, il était le seul à travailler, à avoir une paie, les autres étaient des permanents politiques et recevaient des indemnités des pays de l’est.

Quelque part dans le sud de la France, Monique.

Ce mardi, elle accompagna sa tante Éliane à la messe. Sa discrétion disparut. Séduite par le visage beau et hâlé d’un jeune homme qui, comme elle, passait ses vacances d’été à Castelnau-le-Lez, Monique se pâmait en regardant les mimiques encore infantiles du garçon. Elle mouilla légèrement ses lèvres, ouvrit la bouche pour recevoir l’hostie, en se retournant son regard profond arriva jusque dans les yeux du garçon qui ne sourcilla pas. Pendant toute une semaine durant ce mois d’août, chaque matin, elle alla à l'église.

Monique était une fille du sud de la France : belle, un visage aux traits fins, deux grands yeux noir charbon minéral brillaient dans la clarté du jour, une belle bouche aux lèvres charnues, ses cheveux noirs, courts, scintillaient sous la lumière solaire. Elle avait l’âge de l’adolescence. Sous des vêtements serrés se dessinaient les formes d’une femme. Elle se posait comme le vent dans les journées chaudes, son corps était une brise douce et fraîche, une jeune vie. Elle avait un caractère enjoué qui contrastait avec son âme tourmentée ; ses rêves l’envahissaient, ils débordaient l’intimité de son sommeil.

Tous les après-midi, sa tante la déposait au Petit Travers à Carnon et venait la chercher en début de soirée. Au loin, sur le chemin de la plage, elle voyait les pyramides de la Grande Motte, les dunes, la plage, le sable, où elle promenait ses rêves, brûlait ses pieds. Dans le ressac doux des vagues, une eau tiède caressait sa peau. Ses jolis yeux se posaient sur les hommes, mais si un regard masculin frappait ses pupilles, celles-ci partaient aussitôt au large, pleines de pudeur, se faire bercer par toute l’étendue océane. Le prince charmant, elle le voyait chaque jour au bord de la mer. Elle s’éveillait à une sexualité qui n’avait pas encore rencontré le corps d’un homme qui lui offrirait l’amour et le sexe.

Le dimanche suivant, après la messe et le déjeuner, elle alla à la plage de Carnon. Allongée, son menton collé au sable fin et chaud, ses yeux scrutateurs aperçurent le jeune homme qu’elle avait vu à l’église. Il était habillé d’un pantalon en toile bleu délavé, et d’une chemise blanche. Debout sur une dune, les mains dans les poches de son pantalon grattaient ostensiblement ses testicules. Des lunettes de soleil masquaient ses yeux, son regard balayait l’horizon. Il vit Monique. Elle s’assit en lui tournant le dos. De temps en temps, elle regardait la dune, d’une œillade discrète, elle le percevait à la périphérie de son œil droit. Le garçon la reconnut et s’approcha d’elle.

  • Nous nous sommes déjà rencontrés quelque part, mais où ? demanda-t-il.
  • À l’église peut-être, j’y suis allée toute la semaine ?
  • C’est donc vous qui me regardiez.
  • Oui ! Un long soupir glissa de sa bouche.
  • Pourrons-nous nous revoir ?
  • Oui.

Cette rencontre à la plage mit fin aux promenades de Monique au bord de la mer. Ils passèrent de longues journées à parler sur la place du marché à l’ombre des platanes, ils se racontaient leurs courtes vies. Il habitait à Cernay-la-Ville en région parisienne et allait bientôt rentrer chez lui. Ils passèrent un dernier après-midi ensemble. Monique, les yeux grand ouverts, éprouvait des tremblements étranges, agréables, sur tout le corps. Elle ferma les yeux, le son des battements de son cœur arrivait en écho dans ses oreilles. Brûlante de désir, l’haleine douce du garçon fut une brise d’amour frais sur son visage. Des lèvres masculines, appuyées sur les siennes, repoussèrent sa tête contre le tronc d’un arbre. Le monde fut pareil à de la barbe à papa, un nuage rose, léger, sucré, collant, sur lequel se posait son âme.

Cet amour d’été, un amour doux, la poursuivit toute la saison d’automne. Ils échangèrent quelques lettres. Il cessa d’écrire. Lassée des contraintes quotidiennes, elle s'échappait dans la contemplation, prenait une chaise, allait jusqu'à la fenêtre, de là ses yeux regardaient le paysage qui se transformait. Une palette de couleurs automnales lui apportait de beaux souvenirs tièdes, elle voyait l’été passé et éprouvait fortement la chaleur des lèvres de son amoureux. Sa famille lui avait donné une éducation religieuse stricte. Enfant, elle y adhérait par peur. Adolescente désormais, elle trouvait dans la religion les images de son érotisme. Elle acceptait sa vassalité à Lui grâce à l’idée d'une récompense : un paradis post-mortem, un cadeau du ciel, un paradis d’amour et de sexe en échange de sa sagesse d’adolescente.

[1] Ce con est plus paresseux que la mâchoire du haut.

[2] Rascarte las huevas : te gratter les œufs. Ne rien faire.

[3] Movimiento de la izquierda revolucionaria : Mouvement de la gauche révolutionnaire.

Sintra la merveilleuse  (Portugal)

Sintra la merveilleuse (Portugal)

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