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Sauvé des Sots (Suite 26 juillet 2013)

Publié le par E.P.O.

À la fin du dernier jour de classe avant les vacances d'été, les enfants quittèrent l'école pour deux mois et demi de soleil. Décembre, janvier, février : Santiago sous la semelle en fusion de la belle étoile. Le prêtre ne supportait pas l'idée d'une aussi longue séparation. Après les cours, Nonato vint une dernière fois dans son bureau. Luttant contre les tremblements, son tuteur lui dit de s'asseoir sur ses genoux. Alors, il le prit dans ses bras et le caressa.

Mercedes s'inquiétait : la nuit tombait et Nonato n'était toujours pas à la maison. Elle imaginait la correction qu'il recevrait en rentrant et évaluait les pertes du lendemain, s'il n'accomplissait pas les travaux pour lesquels elle était payée. Jamais elle n'avait dévoilé à quiconque que Nonato lui était une source de revenus.

La nuit était déjà avancée. Une brise tiède se coulait dans les rues et rendait joyeux les enfants en vacances. Nonato errait, transportant son secret sans savoir s'il avait été victime ou criminel, la proie ou le faucon. À la gare Mapocho, il retrouva un lieu qui lui rappelait un peu La Calera. Devant la gare erraient d'autres enfants, los Pelusas (10). Ils le remarquèrent. Leur langue railleuse et grossière n'étonnait pas Nonato, habitué aux quartiers populaires. Ils le questionnèrent et l'invitèrent à se joindre à leur bande d'enfants sans filiation. Il mangea leur pain et passa la nuit sous un des ponts du fleuve Mapocho. Sa tristesse lui permit de ne pas être agressé par les autres : les enfants les plus sauvages avaient pitié de l'un de leurs. Au petit matin, la douce fumée du bois qui brûlait le réveilla. Un garçon d'une quinzaine d'années lui demanda ce qui lui était arrivé. Se sentant en confiance, il raconta son aventure avec des mots maladroits. Les remarques obscènes et les rires le ramenèrent à la réalité : à nouveau seul, il partit en courant.

Il longea la rue Bandera. Une fois sur l'avenue Bernardo O'Higgins, il tourna à gauche, vers l'est, jusqu'à l'avenue Santa Rosa. IL continua à descendre vers le sud de la ville et s'arrêta à l'intersection de la rue Franklin. Il erra toute la journée dans le quartier du Matadero. Un homme âgé à la voix paysanne et brusque, mais d'une noble prestance, l'arrêta dans sa course.

- Oh ! le mioche, ça fait un moment que tu traînes par ici. Où sont tes parents ?

- Mes parents ?

- Tes parents !

- Je n’en ai pas !

- Viens ! On va voir la police.

- Pourquoi faire, j'ai rien fait !

Mais il se sentait fautif, d'une faute étrange qu'il n'arrivait pas à nommer.

- Où tu habites ?

Un grand silence se fit. L'homme le prit par la main : ça devait être la dernière fois que quelqu'un le tenait ainsi.

Ils arrivèrent dans un quartier misérable qui longeait le chemin de fer. Une belle femme bien en chair à la peau brune et aux longs cheveux noirs était assise par terre à l'entrée de la maison.

- T’as trouvé un quiltro(11) ?

- Il traînait. On pourrait le loger sous le poulailler. »

La femme se tourna vers Nonato.

-Tas quel âge?

- J'ai onze ans, Madame.

- Eh ! ban, t'en as pas beaucoup ! Allez ! T’enthousiasme pas avec les poules, ne les vole pas : c'est notre soupette l'hiver et notre viande l'été. Maintenant où sont tes affaires ?

- Je n’en ai pas Madame.

- Tu feras comme tu pourras.

Et elle lui montra le poulailler. Devant la surprise de Nonato, elle expliqua que, logées en hauteur, les poules étaient plus difficiles à voler.

Floridor et sa femme se levaient au chant du coq et se couchaient avec les poules en hiver. L'été, tout le quartier veillait jusque tard dans la nuit. Le soir, tout le monde se foutait des poules mais le matin, le chant du coq était béni.

- Tiens ! Voilà de la paille. Si on trouve du tissu, tu pourras te fabriquer un matelas.

Merci Madame.

- Tu vois : c'est fermé, ça peut faire une petite chambre. On te bouchera les trous, sinon tu risques de recevoir la merde des poules sur la tête. Eh ! fais attention à la ferraille, y a partout des marteaux et des ciseaux à tailler la pierre.

- Madame ?

- Quoi ?

- Je m'appelle Nonato Agora.

- Moi, Amelia. Lui c'est mon mari Floridor.

Pour la deuxième fois, il passa la nuit loin de toute personne connue. Dans une solitude sans repères, il regarda autour de lui : ombres parmi les ombres, les silhouettes des maisons étaient noires ou grises sous la faible clarté de la lune. Nonato se coucha dans un coin : le visage enfoui dans la paille odorante, il espérait s'endormir sans craintes dans la douce chaleur du poulailler. Au loin, un coq chanta. L'un après l'autre, les chants se rapprochèrent. Le coq de la maison s'éveilla à son tour, passant le relais. Une ronde de réveille-matin en pleine nuit, cela n'annonçait rien de bon. Nonato s'enfouit sous la paille ; il voulait se confondre avec elle pour disparaître, bigarrure contre un mur de bois bigarré, rayure sur un sol rayé par la lumière qui s'infiltrait par les interstices des planches, étoile sans éclat dans une nuit étoilée... Que personne ne le découvre plus !

Le lendemain, Amelia le trouva sans difficulté et le réveilla, une tasse de thé dans une main et un morceau de pain dans l'autre. La cérémonie de ce maigre petit-déjeuner se poursuivrait des années.

La bonne surprise arriva du côté des filles. Floridor en avait trois : Nona et Camila étaient respectivement âgées de quinze et treize ans ; atteinte d'une cardiopathie de naissance, Maria était à quatre ans promise à une mort prochaine.

Dès son réveil, Nonato vit les aînées habillées chacune d'un tablier bleu : elles partaient travailler. Il fut émerveillé. Qu'elles étaient belles ! Avec sa tête barbouillée à peine sortie de la paille, elles le trouvèrent sale. Elles avaient quitté l'école depuis quelques années et rapportaient un peu d'argent à la maison ; cela ne modifiait pas leur niveau de vie, qui restait celui de la survie. Elles partaient tous les matins à la fabrique de chaussures où elles servaient d'aides aux piqueuses qualifiées ; elles vérifiaient la qualité de la couture et défaisaient les mauvais assemblages pour qu'ils soient façonnés à nouveau. Ce travail leur permettait d'observer les ouvrières qui, de temps à autre, leur laissaient la place : les deux sœurs apprenaient leur futur métier en assemblant quelques quartiers.

Le premier samedi qu'il passa chez Amelia et Floridor, il partit au Matadero (12). En échange d'une pièce ou deux, il offrait ses services aux gens trop chargés. L'après-midi, il retrouva les filles aînées de Floridor accompagnées d'un groupe de jeunes garçons. Ils l'invitèrent à l'Oratoire, sorte de paroisse où la Jeunesse Ouvrière Catholique, entre autres activités, organisait des fêtes et débattait de leurs conditions de vie. Nona et Camila prirent Nonato par le bras : il était si léger qu'elles lui firent quitter terre !

Le lendemain soir, il avait une proposition de travail. Un jeune ouvrier du quartier l'amènerait à la fabrique de chaussures où il travaillait et l'aiderait à apprendre le métier. À sept heures, le lundi matin, Nonato était présenté au patron. Il le trouva un peu jeune mais accepta que l'ouvrier le prît auprès de lui. Nonato devint cototero (13). Il était payé à la paire de chaussures. Son travail consistait à enlever les bulles d'air et les irrégularités qui surgissaient à la surface du cuir, une fois la chaussure formée. Dix heures de travail pour l'équivalent de quelques francs par semaine. C'était un travail pénible qui allait à l'encontre de ce qu'il aimait. Car ce que Nonato aimait par-dessus tout, c'était lire. À sept heures du soir, il était de retour chez lui, sous le poulailler. Il donnait quelques pièces à Amelia mais gardait l'essentiel de ce qu'il gagnait pour lui. Dès qu'il avait pu, il lui avait versé une grosse somme pour qu'elle lui confectionnât une housse. Il l'avait rempli de paille et, depuis, Nonato était enfin chez lui. Un matelas à même le sol, juste sous le cul des poules, un cageot faisant office de table de chevet, un bougeoir en aluminium, et, tous les soirs, il lisait.

Sa première année passa vite. Puis le jeune ouvrier avec qui il travaillait lui proposa de quitter l'usine pour une autre, où ils seraient mieux payés. Au mois d'avril 1946, il changea de travail et put faire quelques économies.

Nonato était aimé : Floridor et Amelia, qui avaient toujours désiré un fils, le choyaient. Les trois filles de la maison accueillirent plutôt bien le nouveau venu. Passé le moment de la surprise, elles le trouvèrent même beau.

Et Nonato connut l'amour, un amour sans paroles qui naissait à l'insu de tous entre Camila et lui.

À quatorze ans, il quitta la maison de Floridor pour habiter une vieille bicoque, pas loin du quartier, qu'il partagea avec d'autres jeunes ouvriers.

Nonato fut, comme les autres, passionné de football. Il fit partie de l'équipe du quartier, composée pour l'essentiel déjeunes désœuvrés qui voyageaient avec leurs voitures super sport, des charrettes à bras où ils installaient leurs fiancées, lors des championnats, pour les longs déplacements à la périphérie de la ville. Nonato et toute son équipe de footeux avaient une réputation de bagarreurs. Ils étaient surnommés les cuchilleros (14), tant ils sortaient facilement leurs lames et autres barres à mine : tout ce qui pouvait servir à couper, taper, matraquer et surtout intimider. Mais jamais un mort ! La loi de la bagarre voulait que les couteaux luisissent, mais qu'on les rangeât avant de cogner. C'était à mains nues que les affaires se réglaient. Ils adoraient ça. Nonato plongeait au milieu de la mêlée pour montrer qu'il était adroit à donner des coups et en même temps à ne pas en recevoir. Les samedis après la bagarre, repentis comme des chiots mal élevés, ils allaient de maison en maison vendre un centimètre carré de terrain pour faire construire une église plus grande et plus belle : moments de pardon qui se terminaient à la messe, à la fin de l'après-midi. Déchargés de leurs mauvaises actions par un prêtre compréhensif, ils étaient prêts à recommencer après le bal du soir.

À dix-sept ans, Nonato fut nommé maître cordonnier à la demande des autres ouvriers, qui reconnaissaient en lui un garçon droit et travailleur, définitivement capable de faire une chaussure de A à Z. Ce titre, made in boîte à chaussures, changeait son niveau de responsabilités. Alors qu'il effectuait jusque-là son travail à la main, il était désormais attaché à une machine. Il était toujours payé à la pièce et, comme beaucoup d'autres ouvriers, rêvait qu'il deviendrait riche. Des gars lui avaient dit : « Si tu travailles dur et que tu es honnête, tu auras tout ce que tu veux. » Or, même en devenant des stakhanovistes de la chaussure, jamais les ouvriers ne s'enrichissaient. Des générations d'enfants allaient se succéder dans le bidonville, épousant sans cesse des idéaux qui ne les menaient nulle part, sinon à devenir de bons ouvriers rêvant de richesse, ou des délinquants.

L'usine et le bidonville étaient néanmoins des lieux où l'on ne survivait pas seul : on appartenait à des groupes qui permettaient de s'échapper des réalités matérielles. Quelqu'un disait : « Le partage est une confiture affective. » Au lieu de travailler seul et pour soi, ceux qui adoptaient cette maxime n'étaient plus occupés à penser à leurs maux, membre blessé ou estomac trop vide, mais à partager. Les ouvriers savaient qu'ils pouvaient gagner davantage d'argent s'ils réalisaient plus de pièces que les autres, mais ils partageaient équitablement le nombre de pièces à réaliser afin que chacun reçût un salaire raisonnable. Quelques-uns ne vivaient que pour leurs plaisirs, la bibine, les jeux, les putes ou les filles à entretenir. Pour subvenir à ces besoins, le partage équitable du travail subissait des aléas quelquefois désastreux. Partager était une règle de survie. Hors de l'usine s'imposait le troc : pour un poulet, une paire des chaussures ; des fruits ou une aide contre des salades ou un repas.

À dix-huit ans, maître cordonnier et la tête pleine de rêves, Nonato épousa Camila. Elle travaillait aussi à l'entreprise de chaussures, mais à rentrer chez elle épuisée, elle perdait ses rêves de princesse.

En 1954, ils achetèrent un petit terrain à la périphérie de Santiago, dans la población Malaquias Concha. Ils s'éloignaient de leur lieu de travail. Aller à l'usine devenait pénible.

Ils construisirent un abri dans un bois mince et cassant, leur maison, avec un petit lit et une vraie table de chevet vernie toute brillante. Bien serrés l'un contre l'autre en hiver, ils supportaient mieux le froid ; l'été, nus à tout moment, ils faisaient l'amour.

Au printemps 1955 naquit José, qui pleurait jour et nuit. Camila arrêta de travailler pour s'en occuper et, en quelques mois, nourri au sein maternel et à la farine torréfiée, il devint un beau bébé tout rond.

10. Los Pelusas (péjoratif) : les polissons, les vauriens.

11. Quiltro : 1) chien bâtard ; 2) Sens figuré : un être malheureux pour lequel on n'a pas d'affection.

12. Matadero : abattoir.

13. Cototo : bosse. Le Cototero est celui qui enlève les bosses.

14. Cuchillero : celui qui se bat avec un couteau.

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