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Sauvé des Sots (suite 29 juillet )

Publié le par E.P.O.

Au début de l'automne suivant, le froid revenant, ils achetèrent un grand brasero. Ils rêvaient d'une maison en briques et comptaient leurs sous : ils attendraient encore une année. En mai, un froid vif cisaillait la peau ; la boue des premières pluies annonçait déjà le pire - ce pire qui est toujours pour demain. La nuit était encore noire quand Nonato enfourchait sa bicyclette. La pluie traversait ses vêtements, perçait son corps ; chaque pore de sa peau était une blessure glacée ; il croyait se déliter à chaque mouvement. À sept heures, arrivé à son poste de travail, il mettait la machine en route et encollait les premières semelles. À quelques kilomètres de là, Camila avait repoussé les bastions avancés de l'hiver hors de la bicoque : sur les parois intérieures des murs humides, le gel avait fondu. De lourdes gouttes s'écrasaient sur les murs en bois. L'eau se glissait lentement sous les planches. Camila avait le sentiment d'une nudité étrange : le corps qui devait la protéger semblait entièrement poreux. Elle avait peur, les pieds du lit avaient disparu dans l'eau boueuse et agitée qui imbibait le matelas. Dans le lit mouillé l'enfant dormait, bercé par l'ignorance. Les planches risquaient à tout moment de voler en éclats sous la pression. Nonato ouvrit la porte et l'eau se déversa avec la détresse de son épouse.

L'enfant fiévreux toussait, sa respiration n'était plus qu'un gémissement. Camila l'emmena à la polyclinique. Un petit parapluie les protégeait à peine de la froidure acide des gouttes, le quartier n'était qu'un vaste marais, un miroir déformé, éclaté par la pluie, rongé par la boue. Un cri strident et une détonation la sortirent de la rêverie qui deviendrait le symptôme de sa future folie. Elle tourna la tête : deux yeux noirs incrustés dans un visage immobile de haine pure la figèrent dans une peur tétanique. Lentement, à côté de cet immense jeune homme, un autre homme glissait le long d'un acacia. Au milieu de son front, le sang s'échappait par un trou. Ramenant le canon du pistolet contre ses lèvres, l'homme signifia à Camila qu'il fallait se taire. Elle acquiesça et reprit sa marche. Lorsqu’elle revint de la clinique, les deux hommes avaient disparu.

L'enfant guérit péniblement de sa broncho-pneumonie. L'expérience de ce difficile hiver amena Nonato à fabriquer des adobes et à construire une petite maison. Lorsqu’elle fut terminée, il en fut fier et imagina déjà de l'agrandir.

Nonato possédait des sentiments extrêmes. Il guettait chaque regard de Camila, tournait la tête dans la même direction qu'elle. Au bal, il ne supportait pas qu'elle pût sourire ou danser avec d'autres hommes. Dans la rue, il suivait longuement du regard l'homme qui, croyait-il, avait attiré l'œil de Camila. De sa jalousie sans fondement naissait un doute qui se transformait en certitude. Il recherchait alors l'aveu de sa femme, l'acculant à l'erreur par mille et une questions. Tenu en échec, il finissait fâché et boudait pendant des jours. Il ne lui adressait plus la parole, l'imaginant dans les bras de tous les hommes du quartier. Camila devait nécessairement préférer d'autres hommes que lui, puisqu'il était laid et stupide ! Mais elle savait, elle, que son époux était séduisant, et son intelligence aiguisée d'une vivacité rare ; c'était un homme qui avait été délaissé pendant son enfance : ceux qui l'avaient aimé avaient disparu trop tôt, ceux qui l'avaient vu grandir ne l'avaient gardé auprès d'eux que par intérêt et, à l'âge où il lui aurait fallu une aide, il s'était retrouvé seul. Dans le quartier, il avait acquis une certaine notoriété : s'il était boudeur et jaloux à la maison, à l'extérieur il pouvait être violent et ne se laissait déranger par quiconque.

Lorsque naquit Mario, à l'automne 1957, ils décidèrent de dormir chacun avec un enfant. Il fallait éviter d'en avoir d'autres, la jouissance sexuelle ne devait pas devenir systématiquement un acte de procréation. Ils s'imaginaient parents de centaines d'enfants squelettiques les entourant et réclamant la becquée…

Pourtant en décembre 1962 naquit Lucia. Camila marcha des heures avant d'atteindre l'hôpital, le sang dégoulinant le long de ses jambes, la tête de l'enfant presque dehors lorsqu’elle s'allongea enfin. Eladio, le quatrième de la fratrie, vit le jour en mars 1968.

Malgré toutes les précautions, Camila avorta souvent. Elle acceptait ses grossesses sans les avoir cherchées. De la rouille de métaux aux branches de persil, les méthodes contraceptives prescrites par les meïcas15 du quartier étaient des poisons ou de véritables bouquets garnis. Les femmes désespérées devenaient les maîtresses de Dieu, embrassant une petite médaille chaque fois que leur mari éjaculait. Elles priaient le ciel pour qu'un miracle se produisît. Et les miracles se produisaient. Mais, de temps à autre, un spermatozoïde passait entre les miracles et la famille s'agrandissait d'enfants qui avaient le cerveau collé à l'estomac. De petits callamperos16 venaient traîner de nouveaux rêves qui, dans d'autres lieux, n'étaient que le quotidien des hommes.

Suivant la tradition populaire selon laquelle pour faire l'amour, il faut un lit et de l'obscurité, Nonato et Camila ne dormirent plus ensemble. En 1962, la maison fut partagée en deux : la salle à manger d'un côté, de l'autre la chambre où Nonato dormait avec José, et Camila avec Lucia et Mario. Les enfants étaient utilisés comme contraceptifs. Deux conditions restaient néanmoins réunies pour que s'éveillât la tentation charnelle : la nuit et un lit. Se réveillant en pleine nuit, après de longs jours d'abstinence forcée, il ne leur fallait pas oublier que, près d'eux, les corps qu'ils touchaient étaient ceux de leurs enfants. Dans les bidonvilles, l'inceste était jusqu'à un certain âge un moyen très utilisé de contraception. Après des années de séparation ponctuée de retrouvailles charnelles éphémères, le sexe devint pour Nonato ennuyeux, et misérable pour Camila.

Peu après la naissance de Lucia, Camila rêva éveillée : elle marchait de long en large longuement, la tête virevoltante d'images enfantines, de soirées auprès de ses anciens amis le long de la voie ferrée, lorsqu’elle était adolescente, de visions érotiques où elle était nue et caressée par des mains sans corps, de carnages terrifiants où des enfants découpés à coups de hache tournaient vers elle leurs visages ensanglantés et appelaient à l'aide. Nonato vint la chercher à l'hôpital psychiatrique. Elle disait qu'elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle jura que c'était la dernière fois. Cela dura de nombreux mois.

Les médicaments la plongeaient dans un état de stupeur et de lassitude qui n'empêchaient pas les hallucinations. Elle était dans une cage, son corps l'emprisonnait, elle déchirait régulièrement ses vêtements en pleine rue. Elle faillit devenir meurtrière.

Au mois de janvier 1963, un monde rouge et cerclé par la fièvre s'apprêtait à la détruire, les chahuts de ses monstres d'enfants étaient les chants sauvages d'une attaque imminente. José parut sur le seuil. Sa mère tenait une machette. Le bras se leva. Son fils devina le geste et, se retournant pour fuir, heurta le mur : un clou étêté lui perfora la tempe. Le fil qui maintenait la porte d'entrée ouverte y était accroché. José échappa au piège, laissant pour longtemps la trace de son sang sur le fil enroulé. La machette claqua violemment contre le bois de la porte et tomba par terre. José entendit le cri rauque de sa mère, qui s'écroula sur le ventre. Ses lèvres touchaient une terre humide ; de sa bouche, entre ses dents blanches, coulait une bave qui se répandait autour de son visage. José alla chercher son frère et sa petite sœur. Ils coururent en pleurant et s'arrêtèrent près d'un grand étang. José se lava le visage avec l'eau sale. Partout, le soleil radieux, le calme intense, les eucalyptus géants. Le sang ne coulait plus. La nuit était déjà tombée et ils avaient faim. En revenant vers la maison, ils entendirent leur père les appeler. Ils coururent à sa rencontre afin d'être protégés. Leur mère était à l'hôpital psychiatrique. Un long été commençait.

Camila guérit aussi brusquement qu'elle s'était mise à délirer.

Longtemps après, elle racontait sa guérison, disant comment elle avait su qu'elle était en train de devenir folle, qu'elle n'avait pu revenir parmi les siens et comment, un matin, elle n'avait plus eu envie de prendre de médicaments.

Nonato supporta la maladie et accueillit la guérison comme une évidence. S'il aimait sa femme, Nonato ne croyait au fond qu'en sa seule existence -et c'était sans doute de là que provenait pour beaucoup sa force de caractère. Ses enfants étaient une sorte de lui-même magique. Il était émerveillé de s'entendre appeler papa.

Il eut peur lorsque ses deux fils entrèrent à l'école primaire, peur qu'ils échouassent, car il les voulait exemplaires, propres et bien élevés, parlant sans l'accent callampero et ayant perdu les manières du bidonville. Il fallait masquer leur origine modeste. Nonato pensait que si les instituteurs se rendaient compte de leur pauvreté, ils ne s'intéresseraient plus à eux. Chez les détenteurs de la culture, pauvre rime avec idiot C'étaient des pensées et des décisions furtives. Son attention se relâchait et les enfants redevenaient sales. Les blouses qui cachaient leur misère s'usaient. Même les lavages révélaient un peu plus leur pauvreté. Ils devaient conserver leurs chaussures au moins une année, mais les pierres des chemins, la boue et la pluie arrachaient le cuir et perçaient les semelles. Les callamperos maquillés émergeaient petit à petit : les trous aux semelles, les pieds sales, les gerçures profondes aux chevilles les dévoilaient.

D'abord désintéressé, Nonato se désespérait de voir ses enfants revenir aux attributs vestimentaires classiques des pauvres. Manquant d'argent pour renouveler leur garde-robe, il reprochait à ses enfants d'être négligents. Mais ils ne pouvaient pas voler et rester suspendus en l'air en attendant que la vie passât. Les jours de pluie, sur ordre de leur père, ils restaient enfermés en attendant qu'apparût le soleil. Ils n'allaient plus à l'école, ils n'allaient pas jouer : il ne fallait ni tomber malade, ni abîmer les vêtements. Nonato régnait en maître sur sa famille où, en réaction contre son autoritarisme, couvait la révolte.

Après la guérison de Camila, la vie de la famille reprit son cours. Nonato avait acheté une truie qu'ils chérissaient et construit un énorme poulailler qui abritait une centaine de poules. Il agrandit encore la maison et les deux fils eurent une chambre à eux. La maison familiale, c'était un petit carré de terre, quatre murs, une petite fenêtre et un toit en fonolas17.

Chaque matin, les enfants étaient réveillés par le chant des coqs et le concert des poules qui caquetaient après la ponte. Ils ne savaient pas si les poules éprouvaient un quelconque plaisir à pondre ou si c'était parce qu'elles avaient mal au trou du cul qu'elles se mettaient à crier. Un réveil matinal, de toute façon. En été, si jamais les poules oubliaient leur vacarme, d'autres bestioles se chargeaient de les réveiller : les mouches qui venaient rôder autour de leurs cheveux noirs, attirées par la graisse ; ou les chats qui sautaient sur les lits pour attraper les mouches. C'était le moment où la journée devenait chaude : il fallait se lever.

En été, certains soirs était organisée la chasse aux mouches. La nuit tombée, le plafond en devenait noir. Nonato mettait le feu à une feuille de journal et, tranquillement, il les grillait. Une odeur pestilentielle s'en dégageait. Une fois ramassées, les mouches étaient jetées dans un feu de bois.

Le quartier était peuplé d'honnêtes gens qui étaient honnêtement voleurs. Les uns volaient par nécessité, les autres par envie, quelques-uns encore par pur prestige. Camila et Nonato appartenaient à la deuxième catégorie. Les canards des voisins violaient les frontières et, selon les nécessités de la marmite, étaient ou non abattus d'un coup de bâton.

Nonato et Camila virent un jour dans la cour de leurs voisins de droite un porcelet tout rose. Ils l'amadouèrent en lui donnant quelques restes de pommes de terre. Il suivit le sentier des épluchures jusque dans la cuisine, où Camila le caressa pendant que Nonato lui donnait à boire les anciens sédatifs de son épouse. Le cochon s'endormit. Avec l'aide de leur voisin de gauche, qui se chargea de le tuer, ils le dépecèrent et le partagèrent en deux moitiés égales. Un méfait partagé en est moins malhonnête.

Leur voisine de droite vint leur demander si, à tout hasard, ils n'avaient pas vu son cochon. Ils donnèrent une réponse honnête.

- Madame Laura, nous n'avons pas vu votre cochon !

- Êtes-vous sûrs ?

- Vous doutez de notre parole ?

- Un peu ! J'aurais juré l'entendre crier de ce côté-ci !

- Vous l'auriez entendu crier par ici ? Ça, c'est pas possible !

Et il était vrai que le cochon n'avait pas pu crier.

Le lendemain, madame Laura gueulait sans discontinuer:

- J'espère que les enculés qui vont manger mon cochon s'étoufferont à tout jamais !

Camila et Nonato, qui entre temps avaient mangé et digéré le cochon, se disaient que leur voisine criait pour rien puisqu'ils étaient bien vivants.

Leur voisin de gauche, un ouvrier du bâtiment aussi honnête qu'il était malhonnête avait creusé un trou d'environ trois mètres de profondeur destiné à la fosse septique. Heureux de l'avoir terminé, il revenait de chez quelques amis où il avait un peu bu. Le soleil disparaissait à l'horizon. À quelques mètres de chez lui, il s'arrêta tout net : devant sa porte, bien campé sur ses quatre pattes, un jeune veau le regardait fixement de son regard de veau : de grands yeux qui ne disaient ni ne renvoyaient rien. Claudio, qui croyait encore à un effet de l'alcool, s'approcha pour que la bête se volatilisât ou se laissât caresser : les poils étaient réels ! Il devina, par-dessous, la viande du lendemain...

  1. Guérisseuses de quartier utilisant surtout des plantes : meïca, contraction populaire du mot médecin au féminin, medica en espagnol.
  2. Callampero (de callampa, « champignon ») : habitant des villes champignons, des bidonvilles.
  3. Fonolas : planches de carton trempées dans un bain de goudron afin de les rendre imperméables.

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