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Les Salut des danseurs, le tango aux yeux d'or, les pleureuses

Publié le par E.P.O.

 

 

 

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Sauvé des Sots chap. IV 6 et Epilogue.

Publié le par E.P.O.

À Santiago, il retourna dans le bidonville où il avait vécu lorsqu'il était encore pauvre. Il retrouva sa première maison ; depuis la rue, il regarda les murs écroulés, les adobes rongés par le soleil, le vent et la pluie ; au fond du terrain, il discernait avec peine les restes d'une bicoque en bois. Devant ces ruines, la même grille qui se couvrait des mêmes roses à chaque printemps. La rue était bétonnée et le béton fissuré, creusé de nids de poule d'où sortait l'intense terre marron pour dissoudre tout ce que l'on avait osé lui faire porter. Il remonta la rue, se rappelant chaque personne, chaque maison ; il s'en enquit auprès d'un jeune garçon : que sont devenus untel et untel ?

 

- Ils sont morts depuis longtemps.

Et que sont devenus les gens qui habitaient la maison, là-bas, sa maison ? Le garçon ne savait pas.

Il continua son chemin et croisa un vieil homme à qui il posa la même question.

 

-  Ah !... Mon ami, c'était la maison de Don Nonato, un cordonnier. Il est parti depuis longtemps à l'étranger. Il est mort, à ce qu'il paraît, en France.

 

Le vieil homme se tut et ses yeux se remplirent de larmes.

-   Je crois, monsieur, que j'ai devant moi un quiltro[1] qui revient de très loin, n'est-ce pas Don Nonato ? !

-   Don Fabio !

-   Lui-même, mon gars ! N'en cherche pas d'autres, tu ne trouveras plus personne. Tes amis, je les ai tous enterrés - et les miens aussi... Ici, il n'y a plus rien.

 

Nonato n'osa même pas manifester la moindre émotion. Il quitta Fabio sans lui dire au revoir.

Mourir seul était inimaginable. Il rentra en France.

 

Dans l'avion, il avait moins peur de la mort : il voulait mourir au milieu des siens. Par le hublot, il distingua des lumières perdues dans l'océan ; un jour, se disait-il, il les visiterait.

Depuis quatre ans, il vivait seul. Il souhaitait renouer des liens avec José, l'abandonné de la famille ; il voulait discuter avec lui et puis se ravisait, craignant de réveiller à nouveau sa violence.

À l'aéroport, toute la famille l'accueillit. La langue française lui parut familière ; la terre d'une étrange fermeté : il était chez lui.

 

Passé le bonheur de la rencontre, il s'abandonna à ses pensées. Il restait de longues journées assis ; pour rien au monde il ne ratait les couchers de soleil. Il se disait que les illusions étaient ainsi : on les créait et puis un beau jour elles s'en allaient. Tous ses amis, qui avaient été comme des frères, étaient devenus des étrangers ; ils n'étaient que des comme qui avaient abusé du mot « fraternité » : plus rien de vrai.

Il passa outre ses craintes et appela José. Ils se virent en Angleterre ; il avait retrouvé son fils. Camila l'accompagnait : « on ne sait jamais », disait-il.

 

Un matin de printemps, un printemps chilien, un automne français, il prit dans sa bibliothèque un livre de Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude, et l'ouvrit à la dernière page.

« Cependant, bien avant d'arriver au dernier vers, il comprit qu'il ne quitterait plus jamais la chambre, parce qu'il était prévu que la ville des miroirs (ou des mirages) serait rasée par le vent et exilée de la mémoire des hommes... tout ce qui était écrit ne se répéterait plus jamais car les lignées condamnées à cent ans de solitude n'avaient pas une seconde chance sur cette terre. » 

 

Autrefois naïf, prenant pour des vérités toute parole diplômée, il suivait tranquillement le mouvement de la troupe. S'étant ouvert à des expériences plus profondes, des peines plus intenses, il n'était plus dupe. Mais il n'avait plus le temps de profiter pleinement de son errance.

Il avait froid, il pensait à tous ses enfants ; une nouvelle lignée perpétuerait son nom. En amont, le néant comblait une généalogie dont il était le premier homme. L'âme égarée par les souvenirs, le fleuve Aconcagua apparut : ses cousins tiraient une caisse d'où il ressuscitait chaque jour - « sauvé des sots », disait-il avec son accent espagnol.

 

Les autres, une appréhension tardive de leur présence et de la sienne auprès d'eux... On n'est jamais seul et toujours seul.

Loin des inquiétudes de la survie, il comprit qu'il avait vécu... Il prit un caillou, essaya de le faire parler; le caillou ne dit rien. Il le jeta.

Il vit le soleil se lever au zénith ; ses yeux se fermèrent doucement, gagnés par le sommeil...

 

 

 


 

 

 

 

Épilogue

 

 

 

 

La sonnette le sortit d'un sommeil qu'il souhaitait éternel. Il se leva et se dirigea vers la porte d'entrée, à travers laquelle un ami lui envoyait déjà le bonjour en espagnol. C'était un ancien des centres de jeunesse de San Miguel. Nonato ouvrit la porte. L'homme était ému.

-   Don Nonato ?

-   Entre, répondit le vieil homme.

-   Je m'appelle Enrique.

-   Je sais comment tu t'appelles ! Tu habites en France, maintenant ?

 

L'homme pénétrait timidement chez l'exilé. Il bégaya un « non » incertain et s'assit. Il tripotait les coutures de sa veste, ne sachant par quoi commencer. Puis il se lança : il était de passage et au nom de leur amitié et du souvenir de ses frères, avec d'autres amis il aurait aimé qu'il revînt quelque temps au Chili pour les aider à mener la campagne politique en vue des élections présidentielles. C'était dit.

Nonato accepta sans réfléchir.

Lui qui attendait la mort et croyait s'être résigné à l'échec et à la trahison sentit d'un seul coup la valeur de tous ses combats et l'espoir profond dont ils étaient porteurs. Camila et lui reprirent l'avion pour un pays auquel ils avaient commencé à rêver comme on pense à un être cher à jamais disparu. Dans l'appareil, à chaque fois qu'il regardait l'écran de télévision qui indiquait le temps écoulé et la distance parcourue depuis le décollage, il recommençait dans sa tête le calcul du temps restant et de la distance à parcourir avant l'atterrissage à Santiago. Par le hublot, il vit enfin la cime de la montagne Aconcagua, le sommet le plus haut de la chaîne des Andes. Nonato fut impressionné par la couleur de la roche qui allait du gris profond au marron luisant, une vraie peau de châtaigne. L'avion amorçait la descente vers Santiago. Ce fut à ce moment qu'il entendit les premières voix. Il crut qu'il délirait, il eut des frissons, son corps cessa de lui faire mal. À l'aéroport, de nombreuses personnes étaient présentes pour l'accueillir et lui rendre hommage. Leurs éloges, leurs souhaits de bienvenue, leurs questions, tout se transforma en une cacophonie assourdissante. Toutes les voix voulaient se faire entendre, il n'en pouvait plus. Poussé par un devoir contraignant qu'il n'arrivait pas à rendre intelligible, il demanda à ses amis de venir le voir deux jours plus tard : il avait auparavant des affaires à régler. La cacophonie cessa et il se retrouva seul avec Camila dans un petit appartement du centre de Santiago.

 

Au cimetière Metropolitano, il marchait dans une allée derrière deux vieilles dames. Tous trois s'immobilisèrent devant trois tombes. Elles y déposèrent en nombre égal les roses qu'elles tenaient à la main, puis déployèrent un papier soigneusement plié, donné par Nonato.

Elles lurent d'une voix douce :

 

« Goyo, Miguel, Romualdo, j'ai failli vous oublier. Voici que vos mamans posent sur vos tombes des roses rouges. J'espère que nous aurons, après toutes ces années d'absence, bien des choses à nous dire, si nous nous rencontrons dans l'immensité de l'éternité. Nonato ».

 

Il embrassa les deux mères qui caressèrent ses cheveux blancs. Des images de son enfance apparaissaient faiblement dans son esprit, des lueurs lointaines, une femme qui lui parlait, un mot étrange... « Traouco », fils de rien. Ils marchèrent longuement ensemble sans dire un seul mot. À la gare routière, les deux mères sans fils lui dirent au revoir ; elles disparurent dans le train et le train s'évanouit dans les strates mouvantes de chaleur qui découpaient l'horizon. Nonato pressa le pas, l'autobus était sur le point de partir. Assis, il regardait le paysage qui défilait lentement : la campagne verdoyante d'autrefois n'était plus qu'une succession de petites maisons, Santiago était désormais une ruche pleine de tristes abeilles étouffées par la pollution. Il entendait toujours les voix. Bientôt Puente Alto. Il descendit à une centaine de mètres du cimetière. De la montagne, une douce brise répandait le parfum des mimosas ; Nonato se sentit léger et fluide comme un épais brouillard ; des fantômes parurent, les voix avaient pris corps. Ce n'étaient pas des animas - âmes malheureuses qui refusent l'éternité, emportant la vie de ceux qui leur sont désignés. Des visages aux regards malicieux étaient heureux de le revoir. Aucune âme vengeresse. Il ouvrit le portail du cimetière. Au loin, il discerna deux vieillards qui jouaient aux cartes, assis sur des tabourets autour d'une rustique petite table carrée. Il avança jusqu'à eux. Les deux vieux se tournèrent vers lui et il reconnut Ramon et Floridor. Ils se regardèrent longuement ; le monde devint étrange : une confusion presque sensible d'impalpable et de vie, de visible et de mort, d'éternité et de finitude. Ils lui parlèrent. Un sourire doux et tendre illuminait leurs lèvres : « Anda negro, te queda vida, queríamos solamente saludarte[2]. » Nonato fut heureux. Fêtant à leur manière l'annonce du sursis, les fantômes riaient ; la blague avait été bonne, ils avaient inquiété Nonato un instant.

 

L'espace redevint humain, le soleil basculait dans un horizon limpide, Nonato remercia la vie




[1]. Voir note 6

[2]. Va negro, il te reste encore un peu de vie, nous voulions seulement te saluer. 

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Sauvé des Sots chap. IV 5 Relecture

Publié le par E.P.O.

Seul dans l'avion, il comprit pour la première fois quelle était sa maladie : un peu de son âme introduit dans son corps, des mots non prononcés devenus maux. Les soucis, les regrets, les deuils inachevés, un destin politique ravagé, le temps perdu, les idéaux en miettes ; il voulait en retournant au Chili retrouver quelque chose à quoi se rattacher à nouveau.

Il arriva à l'aéroport de Pudahuel rebaptisé par la junte militaire « Benito machin truc ». Deux chiliens l'attendaient, des amis qu'il avait perdus de vue. Son image, qui symbolisait l'espoir et toutes les valeurs auxquelles il croyait, était restée intacte dans l'esprit de quelques chiliens pour lesquels amitié et fidélité idéologique n'étaient pas inconciliables. Ils l'emmenèrent à San Miguel, une commune ouvrière de la banlieue : des anciens du Parti avaient préparé une réception en son honneur ; des jeunes y assistaient. Il fut présenté comme un « militant historique de l'Unité Populaire ». Il reçut le mot « historique » de plein fouet ; il n'était donc plus que ça : un vieux con historique. Il pleura ; les autres pensèrent qu'il était ému.

 

Cherchant du travail, il rencontra d'anciens militants qui ne s'en étaient pas mal sortis. Le secrétaire général d'un ancien parti de gauche était devenu un patron très influent dans les transports puis dans les télécommunications, un autre était député et membre du gouvernement, un troisième maire d'une importante ville balnéaire. Tous les entretiens tournaient de la même façon : « Travaille donc pour moi, lui disait-on, aide-moi à gagner les prochaines élections. » Quand Nonato demandait en quoi consisterait son travail, il lui était répondu :

-  Tu vas dans les collines, autour de la ville, et tu parles de mon programme politique. Tu rendras aussi visite à certaines personnes dont je te donnerai l’adresse.

-  Pourquoi faire ?

-  Pour trouver de l’argent ! Pour la campagne politique, voyons !

-  Et qui sont ces gens-là ?

-  Des patrons de grandes entreprises de la région. Tu vas les démarcher et su l’argent promis, tu te gardes un pourcentage.

-  Est-ce qu'ils nous donneront de  l’argent ?

-  Bien sûr ! Et moi, je me chargerai de leur faire quelques cadeaux fiscaux une fois les élections remportées...

 

Nonato alla dans les collines parler avec de pauvres gens qui lui détaillaient leurs malheurs. Plusieurs réunions furent organisées ; on venait volontiers discuter de ses conditions de vie : pendant ces instants magiques, Nonato ressentait les mêmes sensations qu'autrefois. Seulement son ami lui demandait chaque jour combien il avait rapporté, et Nonato répondait : « Pas un rond. » Son ami se fâchait, il s'était fié à tort à sa réputation de fin politicien. L'ancien meneur d'hommes, aussi loin qu'il pouvait se remémorer son passé de militant, n'avait jamais été un commerçant ; il ne savait ni démarcher, ni vendre. Il retourna à Santiago.

D'autres relations lui permirent de trouver un poste d'assistant social. Il fréquenta les amicales des voisins. À nouveau, il fut happé par son travail pendant des mois et revécut. Son enthousiasme et sa popularité, dans cette commune pauvre du grand Santiago, lui permettaient de se sentir fort ; les vingt années en France n'étaient plus qu'un court pont de brume entre deux présents de lutte et d'espoir. Mais son corps ne profitait pas de ce renouveau ; la douleur gagnait les jambes, d'énormes boules se formaient le long de la chaîne lymphatique, les os étaient rongés. Ce corps malade lui rappelait la France, le visage de ses enfants, de ses petits-fils et de ses petites-filles. Ses lettres étaient irrégulières, Camila ne savait où écrire : il n'habitait jamais longtemps chez les mêmes amis.

 

Au milieu de la nuit, il partit pour quelques heures retrouver la mort. Au volant d'une vieille voiture, il prit la route de La Calera. Il passa devant la gare Mapocho devenue musée : les gens avaient oublié tous les adieux qui s'y étaient pleures, tous les villages que les trains ne desservaient plus... Nonato suivait l'ancienne voie ferrée et se souvenait des trois ou quatre heures de trajet jusqu'à Valparaiso, des trains en fête au début des grandes vacances, de ces wagons colorés d'humour où l'homme sérieux n'avait pas sa place. Rien de tout cela n'existait désormais. À La Calera, il chercha las très esquintas. Il ne put que reconnaître vaguement la route ; l'ancien hôtel-pension avait été démoli depuis de nombreuses années. Ses efforts de mémoire lui donnaient des maux de tête. Il demanda le chemin du cimetière. Des souvenirs flous émergeaient du néant : où étaient ces rochers qui autrefois le gênaient pour marcher ? La voiture soulevait une poussière que le vent dissipait aussitôt. Il s'arrêta devant une grille qui s'effritait ; les motifs en fer forgé étaient troués par la rouille ; sur la droite, la porte était tombée et ses charnières disparues depuis longtemps. Les débris rendaient difficile l'entrée du cimetière. Avec d'infinies précautions, il avança en s'appuyant sur chaque barre de fer ; des ronces lui griffaient les chevilles : devant lui, un chemin couvert par endroits de hautes herbes. D'allée en allée, il découvrait des croix sans nom, quelquefois cachées par des broussailles. L'aube atténuait l'éclat des étoiles ; c'était maintenant cette clarté aurorale du ciel qui précède l'écrasement solaire de toutes choses. Il ne retrouvait pas la tombe. Il s'assit par terre. L'expression « orphelin de père et mère » retentissait. Combien de fois ne l'avait-il pas prononcée, pour expliquer aux étrangers son nom : « Nonato Agora Agora » ; le redoublement du nom de sa mère adoptive permettait aux Chiliens de reconnaître à jamais un fils « naturel », sans père connu. Ni père ni mère ! Il se leva, il devait retrouver la tombe... Pas le moindre indice. La fatigue, la douleur et la lumière du jour l'obligèrent à renoncer. Des ruines, rien que des ruines dans un lieu abandonné depuis combien d'années ! La lumière incertaine de l'aurore lui avait donné l'illusion d'un lieu encore humain : il n'y avait là que l'oubli ; des os sans mémoire.

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Sauvé des Sots chap. IV 4 Relecture.

Publié le par E.P.O.

Assis autour d'une grande table rectangulaire, ils arrosèrent généreusement le repas ; les hommes burent huit bouteilles. José dévoila son exubérance d'alcoolique, montant sur la table et dansant la cueca au rythme de ses pets et de ses rots au grand enthousiasme de la famille ; le propriétaire du restaurant virait à la haine pure. Vers minuit, il les mit dehors.

Ils montèrent dans deux voitures : José avec son père, sa mère et son frère ; suivaient sa femme et son fils dans la deuxième, avec Lucia et son mari. Et ils prirent l'autoroute. La voiture que conduisait Nonato se déportait à gauche. Il cherchait en vain à retrouver la ligne droite dans un monde courbe qui imprimait à toutes choses un mouvement circulaire. Dans un virage, au-dessus des voies de chemin de fer à la hauteur de la gare de Massy, ils dépassèrent une voiture en feu. Ils s'arrêtèrent ; des années plus tard, ils étaient encore certains de s'être arrêtés avec l'intention d'aider ses passagers.

 

-  On peut vous aider ! vociféra Nonato.

-  Va te faire foutre vieux con ! On fa rien demandé, répondit une voix jeune et rauque.

-  On voulait seulement taider ! répliqua doucement José.

-  Toi aussi tire-toi enculé !

 

José ouvrit le coffre de la voiture paternelle et prit une clé à mollette. Il se dirigea d'un pas rapide vers la voix sans visage qui dessinait à peine une existence, une infime silhouette dans le reflet des flammes. José lui assena un seul coup : la clé à molette s'enfonça dans le crâne ; des sortes de grumeaux sanglants giclèrent ; pas un cri ne sortit d'entre les mâchoires ouvertes. Puis il souleva le jeune homme qui était resté appuyé contre la balustrade et le balança sur les voies. Ses bras esquissèrent un battement d'ailes, mais l'oiseau ne put s'envoler : il s'écrasa sur les rails, quatre mètres plus bas.

José et Nonato revinrent lentement vers la voiture. Camila et Lucia, pétrifiées d'horreur, espéraient se réveiller. Mais le cauchemar n'était pas terminé.

Nonato reprit le volant et roula lentement sur une petite route départementale. La lune apparaissait et disparaissait entre les branches des arbres qui, de part et d'autre de la route, dressaient leurs troncs en équilibre. Au loin, les lumières de la vallée. La nuit d'été scintillait comme une jeune fille prétentieuse dont les diamants et les reflets de la robe chercheraient à ternir la clarté des étoiles. Une nuit de loups-garous. Entre les arbres, les grandes tours des Ulis apparurent au sortir d'un virage ; elles défilaient muettes et sombres.

Nonato s'endormait, deux yeux injectés de sang fixés sur lui. Le visage zébré par un tic plus terrifiant qu'un éclair transperçant un ciel d'apocalypse, José s'apprêtait à la mort : le déluge allait enfin crever. Nonato, occupé à rester suffisamment éveillé pour deviner la route entre ses paupières à moitié closes, ne soupçonnait rien. Entre ombre et lumière, des souvenirs opaques commençaient à être illuminés par une haine contenue, qui trouvait dans une mémoire pleine d'alcool le courage d'un acte humiliant. Nonato s'arrêta devant son pavillon et descendit de la voiture. José sortit, fit le tour et se posta devant lui. Nonato voulut le contourner mais il l'en empêcha ; José parlait d'une voix calme, les yeux fixés dans les yeux de son père qui venaient de les relever, car il commençait à comprendre qu'il se passait quelque chose. C'était l'œil de la haine, comme on dit ailleurs l'œil du cyclone : le silence et la sérénité qui préludent aux destructions et au sang.

 

-   Ça fait longtemps que j'attendais ce moment !

-   De quoi tu parles ?

-   Tu fais semblant de ne pas te rappeler.

-   Quoi ?

-   J'étais tout petit et toi tu en as profité pour abuser de moi...

Il donnait des détails.

Paralysé, abasourdi par cette révélation, Nonato entendait des mots lointains, dans une salle de classe ; un homme qui, tout en le caressant, lui disait : « Un jour, tu comprendras ce que sont les relations père fils». Aveuglé par la passion, cet homme avait abusé de lui. Nonato s'était échappé pour ne revenir ni à l'école, ni chez Mercedes. Il lui restait de cette rencontre étrange une incompréhension, un sens équivoque de ce que devait être l'amour paternel.

Devant son fils qui l'accusait, il eut peur d'avoir commis l'irréparable. Mais ses efforts de mémoire ne lui ramenaient aucun souvenir d'un acte aussi odieux.

 

-  Je me suis toujours dit qu'un jour je te casserai la gueule. Et ce jour est venu pour toi.

 

Le ton calme de la voix fit croire à Nonato que José hésiterait.

 

-  Si tu veux me casser la gueule, vas-y.

 

La dernière syllabe se perdit dans une douleur aigüe : trois dents avaient sauté. José grognait et lui martelait le visage ; Nonato ne pouvait pas fuir. Des plaies s'ouvraient, ses lèvres éclataient. Anesthésié, une torpeur magnifique le rendait insensible à la douleur, comme protégé déjà par l'invulnérabilité de la mort. Camila s'interposa et l'allongea à l'abri, le sauvant de la folie alcoolique de José. Après s'être attaqué à son père, il voulut en finir avec les symboles : de la voiture paternelle, il ne laissa qu'une carcasse morcelée et inutilisable. Il frappa avec ses poings puis sauta sur le toit et l'enfonça ; du toit, il se jeta sur le capot du moteur qu'il plia et arracha ; avec les portes sorties de leurs gonds, il martela ce qui restait de la voiture ; il détruisit les phares à coups de pieds, perça les pneus et brisa les vitres. José de s'installer alors à la place du chauffeur et d'imiter le bruit d'un moteur avec sa bouche pleine de salive : il suivait le parcours de la población, disait bonjour aux copains de son enfance, voyageait à Puente Alto, envoyait un baiser à Alfonsina, se trempait les pieds dans les eaux fraîches du Maïpo, à la Obra saluait son grand père allongé sur le gazon, dans une nuit pleine d'étoiles... Une phrase en français l'invita à quitter la voiture et à rentrer à la maison, terminus de son voyage. Son beau-frère l'aida à moins tituber, José perdait l'élan de l'alcool.

Sa mère le fit asseoir sur un tabouret de la cuisine. « Raconte, lui disait-elle, explique-moi. » Et il raconta dans le détail...

Camila l'arrêta, elle ne voulait plus entendre. Ses yeux d'abord arrondis puis exorbités s'alourdirent, c'étaient deux boules de pétanque que le sol attirait comme un aimant ; Camila faisait des efforts inouïs pour ne pas s'écrouler. José, lui, n'était qu'un regard perdu assistant au désastre de la connaissance avec un sourire.

Mario conduisait la voiture vers le port de Calais, il était trois heures du matin. À côté de lui, la femme de son frère ; à l'arrière José et son fils. Pas un mot. Arrivés à Calais, ils attendirent le premier ferry pour Douvres ; ils burent un café ; les deux frères ne se regardaient pas. Une fois sur le pont, José cria :

 

- Je t’avais dit qu'un jour je lui casserais la gueule !

 

Peu après, comme si plus rien ne l'attachait à quiconque en France, Nonato voulut retourner au Chili pour revoir ses anciens amis. José, qui n'était pas revenu en France depuis cette nuit-là, avait détruit son image de père : Nonato avait l'impression d'être sans cesse observé par Lucia, Eladio et Mario ; toute discussion donnait lieu à des malentendus ; il entendait des reproches où il n'y avait que du désaccord. Nonato s'était voulu bon et autoritaire, seule façon selon lui de mener les enfants vers un destin. Mais il n'était plus père, il ne lui restait qu'à fuir.

Ses rares amis organisèrent une fête pour son départ. Camila ne voulut pas le suivre, sa vie était maintenant en France.

Seul dans l'avion, il comprit pour la première fois quelle était sa maladie : un peu de son âme introduit dans son corps, des mots non prononcés devenus maux. Les soucis, les regrets, les deuils inachevés, un destin politique ravagé, le temps perdu, les idéaux en miettes ; il voulait en retournant au Chili retrouver quelque chose à quoi se rattacher à nouveau.

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Sauvé des Sots chap. IV 3 Relecture

Publié le par E.P.O.

Un ami lui permit d'entamer des études d'assistant social. Après une année, il obtint le diplôme. Il travailla aussitôt dans un service d'aide à l'enfance, avec passion et application. Il découvrît des amitiés sans engagement politique et des luttes victorieuses ; sous la contrainte, il avait momentanément cessé de croire à un Chili heureux et libre ; il vivait grâce à ce renoncement qui n'oubliait pas.

 

La première nouvelle visite de José fut amère. Un ami chilien de Nonato l'avait prévenu que, depuis trois ans, José faisait semblant d'aller à l'Université.

 

-   Mais,  et ses bourses d'études ? demanda Nonato.

-   Il se  les  vide  dans  les pubs  et les  quartiers à putes de Piccadilly!

 

Ce fut leur première grosse dispute : José reprochait à son père de l'avoir fait venir en Europe afin de combler sa solitude, pour l'abandonner ensuite ; son père le traitait d'ignoble « petit bourgeois insouciant ». La rencontre fut brève. José, qui était venu avec sa future épouse, ne fit plus signe pendant six mois.

 

Mario habitait avec une jeune française et étudiait à l'université de Villetaneuse, dans la banlieue parisienne. Il accueillait son frère lorsqu'il venait en France. L'après-midi, en l'absence de son amie qui travaillait, ils évoquaient leurs souvenirs et constataient que ce n'étaient pas les mêmes.

José se plaignait de la violence de son père, de son autoritarisme : il les frappait et criait après leur mère, lui reprochant des défauts qu'elle n'avait pas... Les souvenirs étaient anciens mais la rage avait crû : José vivait sans cesse dans le passé, en portant les pénibles souvenirs à chaque instant. L'histoire familiale s'était arrêtée à son départ pour la France, six ans auparavant. Depuis, le souvenir ne servait qu'à alimenter sa haine, le temps n'avait pas eu de prise sur lui... Il trouvait aussi que son père se mêlait trop de ses affaires. Mario lui fit remarquer qu'il n'hésitait pas à passer un coup de fil à son père chaque fois que des disputes éclataient entre sa fiancée et lui ; il pleurait de longues minutes au téléphone, réveillant en écho la peine de sa mère qui le considérait comme un enfant très malheureux. Mario fut encore plus surpris d'apprendre que José avait l'intention de « lui casser la gueule un jour ». Il lui demanda pourquoi. Pour la première fois, José parla.

C'était un de ces aléas causés par la promiscuité dans les familles pauvres : « Il a abusé de moi, je étais tout petit, je m'en souviens tout le temps ».

Ce n'étaient pas des images très précises, mais il était certain que c'était lui.

 

-  Mais c’est si loin,  essaya Mario.  Avant on était plutôt « callamperos ».

-  Pour moi rien n'a changé. Il est toujours pareil !

Mario argua de sa nouvelle vie en Angleterre, bien moins difficile qu'au Chili... Mais les paroles étaient vaines.

 

- Je me souviens, commença José, tu étais avec nous à la mine de San Salvador... Un ouvrier m'a offert un verre de vin. Je l'ai bu et papa m'a regardé avec des yeux terrifiants. Il m'a fait la morale : que j'allais devenir un ivrogne, que cela ne se faisait pas... Mais lui il aimait bien s'amuser ! Tout le temps, il nous répétait quand nous étions petits : « Vous ne serez jamais des adultes ! ». Plus tard, devenus des hommes, il nous répétait : « Vous serez toujours des enfants ! ». J'avais l'impression de rester coincé au même endroit. Il me fige...

 

Mario lui rappela qu'il ne s'empêchait rien, qu'il était libre, avec ses amis, d'aller de fêtes en fêtes. Quand il pensait à leur vie de frères, Mario avait l'impression de ne jamais avoir fait quelque chose en commun, une fête, une sortie.

 

-  Tu m'en veux ?

-  Non. Seulement j'essaye de comprendre pourquoi tu n'oublies rien. Tu te souviens de choses que je n'ai pas en mémoire. Tu es l'inverse de notre sœur : dans tes souvenirs, tu es victime ; Lucia, elle, se souvient de situations où chacun est tourné en ridicule.

 

José était toujours en train de rêver, sa vie flottait... Pourquoi n'aurait-il pas pardonné ?

-  Moi aussi, dit Mario, parfois, je pense à notre enfance... Elle me paraît si loin !

 

Lorsqu'il regardait son père, Mario le voyait changé. L'ouvrier qu'il avait été, cet homme qui cherchait jour après jour l'argent du repas suivant n'existait plus. Sa violence, lorsqu'ils usaient leurs vêtements ? Mais José se rappelait-il combien de temps leur père mettait à payer un pantalon à crédit ? Un an ! Un an pour payer un pantalon, ça faisait beaucoup...

 

-  Nous vivions toujours à la limite de la survie.

-  Le soir, le coupa José, quand on avait mal aux oreilles, ils nous mettaient de la fumée dans le conduit... C’était une drôle de médecine !

 

Ils parlèrent jusqu'à l'arrivée de Henria, la concubine de Mario. Se rappeler la misère passée leur permettait de mieux apprécier leur nouvelle existence. Mais rien ne pouvait altérer la haine de José : son père était toujours cet homme auquel un jour il casserai la gueule pour se venger d'un acte vieux de vingt-deux ans. L'amour que Mario portait à son frère lui fit hériter de ses maux, de son mal à être et de ses silences.

 

Le pays devint un souvenir d'une autre époque. La maîtrise de la langue permettait à chacun ses propres amitiés. Nonato gardait l'illusion d'un retour. Il fréquentait assidûment les réunions des Chiliens sans Parti, spectateurs de changements sur lesquels ils ne pouvaient rien.

Nonato avait cru que son fils aîné deviendrait un grand homme, comme ses amis : idéal fuligineux empêtré dans un mélange de mots, d'espoirs et de velléités qu'il ne parvenait pas à percer. Être un homme, telle était l'exigence, dans le quartier. Cela voulait dire être un homme honnête et hétérosexuel. Mais « être un grand homme » était une exigence qui lui était propre. D'où lui venait-elle ? Se considérait-il comme un petit homme reportant sur son fils son besoin de reconnaissance et de notabilité, ou comme un enfant en quête d'amour ? Savoir que José menait en réalité une vie dissolue le fit tomber malade pour la première fois, d'une maladie qui n'allait plus jamais le lâcher, une maladie qui lui rongerait le foie, la rate, les os, les poumons et qui détruirait son système lymphatique. Il n'avait jamais appris à penser les difficultés affectives ; son corps subissait le malheur et parlait à la place de sa bouche.

Nonato avait ritualisé ses relations avec José. Son fils pleurait au bout du fil, il voulait venir en France pour se faire consoler devant un plat cuisiné par maman et accompagné d'un bon vin français ; et Nonato lui donnait de sages conseils.

 

La vie professionnelle de José était loin de l'idéal scientifique de son père. Il avait d'abord enseigné l'espagnol à l'Université et arrondi ses fins de mois en donnant des cours particuliers aux enfants de l'aristocratie londonienne. Mais cette situation n'avait pas duré. Il arrivait ivre en classe et tenait des propos déplacés à sa hiérarchie : il fut licencié. Auprès des familles aristocratiques, il avait une certaine notoriété en tant qu'enseignant, mais son alcoolisme ne fut pas supporté. Tant qu'il se saoulait dans l'intimité, on fermait les yeux. Mais lorsqu'il se mit à déambuler le long de la Tamise la bouteille à la main, on ne put l'accepter auprès des enfants. Chez lui, José retrouvait un fils terrorisé et une femme aussi saoule que lui. Souvent, leurs moments d'intimité se terminaient en pugilat. Un petit matin, sa femme ouvrit la porte et le reconnut, recroquevillé sur le paillasson et couvert de neige. À l'hôpital, on lui soigna de profondes engelures aux mains et aux pieds. Il promit qu'il arrêterait de boire, mais le temps emporta les promesses raisonnables.

 

Au mois de juillet, José vint à Paris pour fêter sa ferme résolution de changer de vie. Il pensait surtout que venait encore de passer une année d'un éternel exil ; son fils avait six ans et il ne connaîtrait jamais le pays qui était le sien.

Nonato vint chercher la famille à la gare du Nord. Après plusieurs mois de séparation, insouciant, chacun riait, heureux du rire de l'autre. La famille de José pensait ne rester qu'une petite semaine à Paris, mais la soirée était tiède ; la douceur de l'air les incita à dire qu'ils resteraient peut-être quinze jours. Nonato acquiesça d'un mouvement de tête.

Le lendemain, après avoir retrouvé le goût des « petits plats à sa maman », José proposa de « déguster le contenu de la marmite » dans un restaurant chilien à Paris. Ils partirent en bande avec Eladio, Lucia et son mari, homme gentil et travailleur. Mario ne pouvait être de la sortie, il travaillait ce soir-là. Un cousin qui aimait blaguer se joignit à eux ; il ne savait que tenir des discours cyniques sur tout et sur rien, la vie était pour lui une énorme blague.

Assis autour d'une grande table rectangulaire, ils arrosèrent généreusement le repas ; les hommes burent huit bouteilles. José dévoila son exubérance d'alcoolique, montant sur la table et dansant la cueca au rythme de ses pets et de ses rots au grand enthousiasme de la famille ; le propriétaire du restaurant virait à la haine pure. Vers minuit, il les mit dehors.

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Sauvé des Sots chap. IV 2 Relecture

Publié le par E.P.O.

Le temps fut long, quelques mois. Puis, un matin de bonne heure, un « camarade » de Nonato l'emmena à Londres et s'occupa de lui comme un père. Ce sociologue chilien était marié à une journaliste anglaise qui travaillait à la BBC. José fut inscrit à l'Université en biochimie. Depuis Paris, Nonato suivait son évolution. Il était fier : son fils était devenu un universitaire.

José lui écrivait que la faculté des Sciences de la Vie était passionnante et les études merveilleuses. Lorsque José venait à Paris, il apportait de grands livres, disait que les examens approchaient et se dépêchait de rentrer à Londres.

 

À Puente Alto, la nostalgie emportait lentement les vies vers des rivages de solitude. Camila et son amie Isabel suivaient des cours de coiffure - prétexte pour passer des soirées seules entre femmes. Une dizaine d'entre elles se réunissait deux fois par semaine et terminait la soirée régulièrement ivre.

À la fin de 1974, ne supportant plus la séparation, Camila écrivit à José qu'elle entreprenait des démarches pour le rejoindre en France. S'ensuivirent des mois de rendez-vous, de formulaires administratifs et de recherche de visas.

Dès le mois de décembre, Mario avait terminé le lycée. Pour la remise des diplômes, il était convalescent : ayant reçu un coup de genou dans les testicules, il avait fallu l'opérer deux jours avant la fête de fin d'année pour remettre les veines et les ligaments en place. Bien qu'il fût admis à l'Université, il n'avait pas les moyens de s'y inscrire. En janvier 1975, il commença à travailler : il fallut habiter à Valparaiso, trouver une chambre. En mars, c'était la rentrée universitaire, un matin frais pour une fin d'été. Il était assis à l'arrière de l'autobus qui le conduisait à son travail, au centre de Santiago. Un travail abêtissant, comme il disait : une bande d'ingénieurs qui s'occupaient de quelque forage minier, au nord du Chili, avaient eu besoin d'un homme à tout faire ; comme ils étaient liés à son père, ce fut lui. Mario pensait à tous ces étudiants dont il ne ferait jamais partie. Le soir, le bus passa devant l'université d'où sortaient de nombreux jeunes ; il descendit du bus et marcha jusque tard dans la nuit au milieu des champs et puis dans l'allée de grands amandiers qu'il ne voyait pas. Il se rappelait le bidonville : ne jamais redevenir pauvre !

Amoureux d'Elisabeth, aimant une famille dont il était aimé, il hésitait à quitter le pays. Le vingt et un octobre, il accompagna une fois de plus sa mère au

Comité International pour les Migrations Européennes. Une belle femme à l'accent français les appela dans son bureau. Ils s'assirent. Elle sortit d'un tiroir leurs passeports ainsi que quatre allers simples pour Paris.

 

- Vous partez après-demain à cinq heures de l'après-midi.

 

Mario et Camila remontaient l'avenue Los Leones vers la station de bus. Ils allaient partir pour la France... Ils avaient espéré ce départ tout en croyant qu'ils ne l'obtiendraient jamais. Mais maintenant c'était le silence et la solitude de l'adieu.

Lucia et Camila préparèrent les affaires, essentiellement des vêtements ; Eladio jouait avec ses amis, il était content de partir, il allait prendre l'avion. Camila regardait le fauteuil, le vieux frigo, les murs peints sans finition, la télévision qu'ils bricolaient toujours pour capter une image moins floue, la cuisinière, les vieilles chaises en bois... Dans la cour, elle retrouva sa mère et son père et leur caressa la tête. Plus loin, elle se recueillit devant l'oranger au pied duquel leur chien était enterré. Depuis le fond du terrain, Mario regardait sa petite maison et sa mère qui, dans un autre univers, ne serait plus jamais la même. Les voisins et amis arrivaient un par un pour dire au revoir ; ils s'asseyaient, buvaient, mangeaient et pleuraient. Pareille à une veillée des morts, la cérémonie d'adieu était empreinte de la conscience aiguë que l'on se quittait pour toujours. La sœur aînée de Camila attendait son départ pour venir habiter chez elle et garder sa maison.

Des dizaines de voisins les accompagnèrent à l'aéroport. Camila tenait par la main Eladio et Lucia, Mario tremblait à côté d'eux ; ils marchaient d'un pas lent vers l'escalier de l'avion, se retournant sans cesse. Comment échapper à l'exil ? Comment refuser maintenant le départ ? Le vide immense tourbillonnait, les emportait au milieu de circonstances qu'ils n'avaient pas choisies vers un ailleurs qui ignorait leurs coutumes, leurs goûts, jusqu'à leur existence.

Pour la première fois, ils regardaient le Cajon del Maipo : à perte de vue, Santiago et les montagnes de la cordillère. Ils partaient pour ne jamais plus revivre au pays, mais ils ne le savaient pas. Ils avaient l'espoir que tout cela n'était qu'un cauchemar dont ils se réveilleraient bientôt.

 

À l'aéroport Charles de Gaulle, deux hommes les attendaient. Le plus jeune portait une barbe, le second avait des cheveux blancs aux reflets d'argent ; tous les deux étaient gros. Nonato aperçut d'abord sa femme ; les enfants reconnurent leur père à son sifflement et leur frère à sa voix. L'adolescent que José avait été n'existait plus ; à sa place, après un an et demi, un homme qui avait gagné vingt kilos et, sur sa peau rouge, les marques précoces de ses orgies et de ses angoisses.

 

Tout le monde prit en fête l'autobus jusqu'à Denfert-Rochereau ; le RER, qui sillonne Paris et ses banlieues, les emmena jusqu'à Orsay, dans le sud. Puis un second autobus les déposa aux Ulis, où ils découvrirent leur lieu d'habitation : quatre pièces en dur avec l'eau, l'électricité et le chauffage central, qu'ils ne connaissaient pas. Ils étaient partis du Chili au printemps, ils arrivaient en automne en France : l'exil commença par deux saisons grises interminables.

José ne resta que deux jours. Il s'était habitué à la solitude : il rejoignit l'Angleterre au grand regret de sa mère qui pensait la famille enfin réunie.

 

Nonato connut la déchéance.

Tout se désagrégeait : ses amis politiques avaient de nouvelles idées ou étaient partis ailleurs, son Mouvement politique perdait sa raison d'être ; il partait « en peau de couilles », lui répétait un ami français. Il fut exclu du comité exécutif et mis à l'écart de toutes les décisions importantes par des jeunes venus directement du Chili pour organiser « le bordel » : ils ne firent qu'ajouter à la confusion. Ces jeunes universitaires étaient des fils de bonnes familles qui jouaient aux révolutionnaires ; quel risque couraient ceux à qui il n'arriva jamais rien ? Ils quittaient le Chili et  y revenaient sans difficulté, protégés par des parents proches du nouveau pouvoir.

Isolé, sans argent, Nonato envisagea le suicide.

Il déambulait dans la ville qu'il ne connaissait pas, devinant au loin les lumières de la vallée de Chevreuse. Il se laissait porter par les pentes douces jusqu’à la gare de Bures-sur-Yvette et s'asseyait sur un banc. La nuit était froide, des nuages déversaient une bruine qui ne le mouillait pas mais noyait son âme. Son cadavre déchiqueté par un train gisait sous ses yeux. Deux phares brillaient au-dessus des voies ; Nonato traversait le quai et s'arrêtait sur la bordure ; le souffle des wagons qui le frôlaient soulevait ses cheveux. Alors il reculait et se rasseyait. Vers une heure du matin, un employé venait le sortir de sa torpeur. Il retournait aux Ulis, sur le plateau. Fatigué par l'ascension, il se mettait à quatre pattes pour gravir la pente du parc municipal. Il montait comme un bébé encore incertain de son équilibre. Parvenu tout en haut, il s'allongeait et goûtait la terre humide du sous-bois. Il l'avalait et s'en écrasait sur le visage, dans le cou et les cheveux. La bruine devenait une pluie drue, il levait son visage vers les cieux et implorait la providence : « ayudame a vivir[1] Le cri ne fut suivi d'aucun écho.



[1].  Aide-moi à vivre !

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