CENIZAS (suite 4)
En automne, il attelait le cheval pour labourer la terre. Tôt le matin, les passants entendaient la voix douce ou haineuse de Ramon qui s’adressait à la bête.
- Yayooo ! Allez ! Du courage mon bébé. Fainéant, tu te traînes, avance fils de pute !
Dans la brume automnale, une vapeur dense s’échappait de leurs corps, la fraîcheur leur faisait du bien. La bête tirait un araire qui égratignait à peine le sol. L’homme et le cheval suaient. Puis, Ramon prenait dans une sacoche des poignées de grains de blé qu’il jetait en l’air en dessinant un demi-cercle devant son corps, il semait à la volée. Il était suivi par d’autres pauvres paysans qui couvraient les graines, ils suaient tous, le cheval se reposait. Venait l’été, la récolte. Des faucilles à la main, les paysans coupaient les épis. Le soleil au zénith brûlait les bras, les cous des paysans pauvres. La poussière couvrait les corps, s’insinuait dans les narines, faisait tousser, asséchait les gorges. La moisson terminée, le cheval bébé-fils de pute retrouvait d’autres chevaux dans l’aire de battage, ils étaient lancés au galop, leurs sabots piétinaient les épis et libéraient les blés. Les chevaux étaient mis au repos quelques minutes, les paysans rentraient dans l’aire avec des vans qu’ils remplissaient. Ils les secouaient, la paille, plus légère, était emportée par le vent, au centre des vans, ils récupéraient les grains propres.
Au début du long hiver, les paysans mettaient de l’argent en commun et achetaient un cochonnet qu’ils nourrissaient pendant toute une année. Domestiquée, la bête arpentait les cours des inquilinos enveloppée dans ses poils luisants, familière, elle recevait un quelque chose à manger, heureuse bête. Le cochon vit passer les trois saisons de sa vie. À l’aube, la pluie qui était tombée toute la nuit s’arrêta, des flaques s’étaient formées. L’humidité et la fraîcheur n’empêchaient pas une agitation exceptionnelle chez les paysans. Les femmes faisaient bouillir de l’eau dans de grandes bassines, les hommes se promenaient autour de la porcherie, jetaient un coup d’œil. Ils lui donnaient quelques feuilles de salade en espérant le voir encore grossir.
- Beau cochon ! disaient-ils.
Intermède - Cuisine régionale d’autrefois
« Les maîtres des captifs les livraient aux prêtres, au pied du temple, et ceux-ci, prenant chacun le sien par les cheveux, leur faisaient monter les marches par degrés. Si quelqu’un se refusait à marcher volontairement, on le traînait jusqu’à la pierre où il devait recevoir le coup mortel. Quand on avait arraché le cœur à chacun d’eux, on faisait l’offrande […], et on lançait ensuite les corps de haut en bas ; d’autres prêtres les recevaient et les écorchaient. […] On les dépeçait ; on en envoyait une cuisse pour le repas de Moteuhçoma et le reste était réparti entre des personnages ou des parents. On allait généralement le manger dans la maison de celui qui avait réduit le défunt en captivité. On faisait cuire cette chair avec du maïs et l’on en donnait un morceau à chacun, dans une petite écuelle, avec un peu de bouillon et de maïs ; ce plat portait le nom de tlacatlaolli (homme au maïs). Après avoir mangé, on s’enivrait, le lendemain, après avoir veillé toute la nuit, on allait s’amuser à sabrer d’autres captifs sur la pierre à meule […] De leurs couteaux de bambou, les hommes découpèrent les portions de chair consommable : muscles des épaules, des jambes, des bras. » [1]
« Uré rö Ache vwa, Ache kyravwa. Nous sommes des mangeurs d’hommes, des mangeurs de graisse humaine […] il est apparu qu’en effet ils l’étaient, et passionnément. Ce serait peu dire qu’ils appréciaient la chair humaine, ils en raffolaient. Pourquoi ? Eë gatu, expliquaient-ils, c’est très doux, meilleur encore que la viande de cochon sauvage. Ce qui s’en rapproche le plus, du point de vue de la saveur, c’est la viande du porc domestique des Blancs. » [2]
Fin de l’intermède
Vers midi, les hommes amenaient le cochon, lui ligotaient les pattes, ses cris retentissaient à des centaines de mètres à la ronde. Posé sur un billot, le bourreau paysan lui rasait le cou et la poitrine, de sa main droite, il prenait un couteau démesuré, une presque épée et l’enfonçait profondément dans la poitrine de l’animal jusqu’au cœur, la vie abandonnait la bête, qui était aussitôt suspendue par les pattes arrière à un crochet fixé au mur. D’un dernier coup de couteau, le bourreau lui sectionnait la jugulaire, les femmes se précipitaient alors sous la bête pour récupérer le sang. À la fraîcheur matinale succéda la douceur d’un après-midi plein de soleil. Des appétits et des mouches virevoltaient autour du sang. Décroché, le cochon était remis sur le billot et détrempé avec de l’eau bouillante, les mains musclées des femmes de la terre le dépilaient, bientôt le cochon avait une couenne douce, lisse au toucher. Les hommes ôtaient les viscères et les confiaient aux femmes qui les déversaient dans un petit ruisseau. Elles vidaient le contenu des tripes, les lavaient plusieurs fois à l’eau claire. Les odeurs de merde atténuées par le rinçage, des bouches affamées proposaient à d’autres bouches affamées de goûter la qualité des tripes, qu’ils nommaient chounchoulés. Une grille les accueillait, du pain frais était posé sur une table rustique, un fumet persistant provoquait les estomacs. Les verres étaient remplis de vin blanc, puis le pain était partagé entre tous. La sainte bête exhalait une odeur suave, parfum divin. Mangez !
La plupart des tripes servaient à la fabrication du boudin, qu’ils mangeaient avec appétit. Le soir ils préparaient une grande soupe avec les restes de viande qui n’étaient pas utilisés pour fabriquer les charcuteries, ils ajoutaient des pommes de terre, de la chuchoca [3], des légumes. Les chounchoulés grillaient, les braises crépitaient, attisées par la graisse qui s’écoulait jusqu’au feu. Le grand soir, le repas était accompagné de vin rouge parce que la couleur allait bien avec la couleur de la nuit, alors que le vin blanc allait bien avec la clarté du jour. Donc du vin, du vin. Peu à peu chacun sombrait dans sa propre ivresse. Dans la nuit, les étoiles très pures glaçaient l’air, les paysans ignoraient la beauté australe du moment. Les voix aiguës des chanteuses improvisées, les musiques des guitares mal accordées les divertissaient. Ivres, leurs estomacs pleins d’une nourriture rare, ils dansaient de bonheur. Puis la musique s’atténuait, une corde paresseuse était agitée par un doigt mou, mécanique, libéré d’une âme qui dormait déjà. Autour des dernières braises, ils s’endormaient étalés par terre à même la boue, trop ivres pour regagner leurs maisonnettes. Tard, il ne restait plus que les cendres froides, ils dessoûlaient réveillés par la fraîcheur nocturne. Ils allaient se coucher boueux sans enlever leurs chaussures. Leurs matelas de paille gardaient l’immondice qu’ils ramenaient du dehors.
Au centre de la maison de Ramon il y avait un grand brasero, qui servait à se réchauffer les mains, à sécher les chaussures, à faire bouillir de l’eau, à se réchauffer les couilles. Sur une planche soulevée par deux colonnes d’adobes à hauteur de la taille d’un homme, étaient posés un plateau en argent, un maté [4] avec sa bombilla [5] en fer et de l’herbe maté [6], à côté, un sachet de sucre, une bouteille de gnôle, trois tasses en aluminium bien cabossées et un grand sac de farine torréfiée pour préparer de l’hulpo [7]. Par terre, sur le brasero, une casserole en fonte, belle, épaisse, l’achat d’une vie ; à l’intérieur, des morceaux de poulet trempés dans l’eau, c’était le déjeuner du lendemain, dimanche, un repas de fête. Les restes de nourriture s’accommodaient d’autres restes pendant toute la semaine.
Helena avait un regard “aiguisé et cruel”, selon ses voisins, mais cela n’était rien d’autre que le rictus d’une myopie de taupe. Elle était d’apparence frêle, petite, musclée. Comme Ramon, elle participait aux travaux de la terre et plus encore. En toute saison avec sa charrette à bras elle parcourait les routes jusqu’aux maisons des familles aisées. Chargée de linge sale, elle rentrait chez elle. Dans l’arrière-cour, Helena allumait du bois, le brasier se formait. Sur une grille, surélevée par quatre pieds posés sur le feu, un seau en laiton rempli d’eau, le savon fondait, une belle mousse blanche se formait à la surface. Helena trempait le linge et le laissait bouillir une heure ou deux, selon son appréciation de la saleté. Dans un bac en bois, sur des parois intérieures lisses elle appliquait le linge et brossait, brossait encore. Le rinçage était fatigant, long, aussi épuisant que le brossage. Le soir, elle étendait les vêtements et priait le ciel pour qu’il fasse beau le lendemain. Selon le temps de séchage, un ou plusieurs jours après, elle chauffait la semelle en acier du fer à repasser, improvisait une table à repasser avec une planche parée d’un tissu blanc. Dans sa charrette, les vêtements, la route à nouveau, les maisons bourgeoises, elle rendait le linge propre et repassé. Sans trop connaître combien coûtait son travail, les femmes chics lui donnaient un sou, un kilo de sucre, un litre d’huile, du thé et de l’herbe maté, de temps à autre des vêtements usagés.
[1] Fray Bernardino de Sahagun. Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne. Pages 111-112. Editions François Maspero, Paris, 1981.
[2] Pierre Clastres. Chronique des indiens Guayaki. Pages 236-237 Editions Plon 1972.
[3] Chuchoca : farine de maïs.
[4] Maté : calebasse qui accueille l’infusion de l’herbe maté.
[5] Bombilla : pipette en métal à la base de laquelle est vissé un filtre, utilisée pour boire le maté.
[6] Herbe maté : feuille d’une plante semblable à du houx.
[7] Hulpo : mélange de farine torréfiée avec de l’eau bouillante et du sucre.