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CENIZAS (suite 4)

Publié le par E.P.O.

En automne, il attelait le cheval pour labourer la terre. Tôt le matin, les passants entendaient la voix douce ou haineuse de Ramon qui s’adressait à la bête.

  • Yayooo ! Allez ! Du courage mon bébé. Fainéant, tu te traînes, avance fils de pute !

Dans la brume automnale, une vapeur dense s’échappait de leurs corps, la fraîcheur leur faisait du bien. La bête tirait un araire qui égratignait à peine le sol. L’homme et le cheval suaient. Puis, Ramon prenait dans une sacoche des poignées de grains de blé qu’il jetait en l’air en dessinant un demi-cercle devant son corps, il semait à la volée. Il était suivi par d’autres pauvres paysans qui couvraient les graines, ils suaient tous, le cheval se reposait. Venait l’été, la récolte. Des faucilles à la main, les paysans coupaient les épis. Le soleil au zénith brûlait les bras, les cous des paysans pauvres. La poussière couvrait les corps, s’insinuait dans les narines, faisait tousser, asséchait les gorges. La moisson terminée, le cheval bébé-fils de pute retrouvait d’autres chevaux dans l’aire de battage, ils étaient lancés au galop, leurs sabots piétinaient les épis et libéraient les blés. Les chevaux étaient mis au repos quelques minutes, les paysans rentraient dans l’aire avec des vans qu’ils remplissaient. Ils les secouaient, la paille, plus légère, était emportée par le vent, au centre des vans, ils récupéraient les grains propres.

Au début du long hiver, les paysans mettaient de l’argent en commun et achetaient un cochonnet qu’ils nourrissaient pendant toute une année. Domestiquée, la bête arpentait les cours des inquilinos enveloppée dans ses poils luisants, familière, elle recevait un quelque chose à manger, heureuse bête. Le cochon vit passer les trois saisons de sa vie. À l’aube, la pluie qui était tombée toute la nuit s’arrêta, des flaques s’étaient formées. L’humidité et la fraîcheur n’empêchaient pas une agitation exceptionnelle chez les paysans. Les femmes faisaient bouillir de l’eau dans de grandes bassines, les hommes se promenaient autour de la porcherie, jetaient un coup d’œil. Ils lui donnaient quelques feuilles de salade en espérant le voir encore grossir.

  • Beau cochon ! disaient-ils.

Intermède - Cuisine régionale d’autrefois

« Les maîtres des captifs les livraient aux prêtres, au pied du temple, et ceux-ci, prenant chacun le sien par les cheveux, leur faisaient monter les marches par degrés. Si quelqu’un se refusait à marcher volontairement, on le traînait jusqu’à la pierre où il devait recevoir le coup mortel. Quand on avait arraché le cœur à chacun d’eux, on faisait l’offrande […], et on lançait ensuite les corps de haut en bas ; d’autres prêtres les recevaient et les écorchaient. […] On les dépeçait ; on en envoyait une cuisse pour le repas de Moteuhçoma et le reste était réparti entre des personnages ou des parents. On allait généralement le manger dans la maison de celui qui avait réduit le défunt en captivité. On faisait cuire cette chair avec du maïs et l’on en donnait un morceau à chacun, dans une petite écuelle, avec un peu de bouillon et de maïs ; ce plat portait le nom de tlacatlaolli (homme au maïs). Après avoir mangé, on s’enivrait, le lendemain, après avoir veillé toute la nuit, on allait s’amuser à sabrer d’autres captifs sur la pierre à meule […] De leurs couteaux de bambou, les hommes découpèrent les portions de chair consommable : muscles des épaules, des jambes, des bras. » [1]

« Uré rö Ache vwa, Ache kyravwa. Nous sommes des mangeurs d’hommes, des mangeurs de graisse humaine […] il est apparu qu’en effet ils l’étaient, et passionnément. Ce serait peu dire qu’ils appréciaient la chair humaine, ils en raffolaient. Pourquoi ? Eë gatu, expliquaient-ils, c’est très doux, meilleur encore que la viande de cochon sauvage. Ce qui s’en rapproche le plus, du point de vue de la saveur, c’est la viande du porc domestique des Blancs. » [2]

Fin de l’intermède

Vers midi, les hommes amenaient le cochon, lui ligotaient les pattes, ses cris retentissaient à des centaines de mètres à la ronde. Posé sur un billot, le bourreau paysan lui rasait le cou et la poitrine, de sa main droite, il prenait un couteau démesuré, une presque épée et l’enfonçait profondément dans la poitrine de l’animal jusqu’au cœur, la vie abandonnait la bête, qui était aussitôt suspendue par les pattes arrière à un crochet fixé au mur. D’un dernier coup de couteau, le bourreau lui sectionnait la jugulaire, les femmes se précipitaient alors sous la bête pour récupérer le sang. À la fraîcheur matinale succéda la douceur d’un après-midi plein de soleil. Des appétits et des mouches virevoltaient autour du sang. Décroché, le cochon était remis sur le billot et détrempé avec de l’eau bouillante, les mains musclées des femmes de la terre le dépilaient, bientôt le cochon avait une couenne douce, lisse au toucher. Les hommes ôtaient les viscères et les confiaient aux femmes qui les déversaient dans un petit ruisseau. Elles vidaient le contenu des tripes, les lavaient plusieurs fois à l’eau claire. Les odeurs de merde atténuées par le rinçage, des bouches affamées proposaient à d’autres bouches affamées de goûter la qualité des tripes, qu’ils nommaient chounchoulés. Une grille les accueillait, du pain frais était posé sur une table rustique, un fumet persistant provoquait les estomacs. Les verres étaient remplis de vin blanc, puis le pain était partagé entre tous. La sainte bête exhalait une odeur suave, parfum divin. Mangez !

La plupart des tripes servaient à la fabrication du boudin, qu’ils mangeaient avec appétit. Le soir ils préparaient une grande soupe avec les restes de viande qui n’étaient pas utilisés pour fabriquer les charcuteries, ils ajoutaient des pommes de terre, de la chuchoca [3], des légumes. Les chounchoulés grillaient, les braises crépitaient, attisées par la graisse qui s’écoulait jusqu’au feu. Le grand soir, le repas était accompagné de vin rouge parce que la couleur allait bien avec la couleur de la nuit, alors que le vin blanc allait bien avec la clarté du jour. Donc du vin, du vin. Peu à peu chacun sombrait dans sa propre ivresse. Dans la nuit, les étoiles très pures glaçaient l’air, les paysans ignoraient la beauté australe du moment. Les voix aiguës des chanteuses improvisées, les musiques des guitares mal accordées les divertissaient. Ivres, leurs estomacs pleins d’une nourriture rare, ils dansaient de bonheur. Puis la musique s’atténuait, une corde paresseuse était agitée par un doigt mou, mécanique, libéré d’une âme qui dormait déjà. Autour des dernières braises, ils s’endormaient étalés par terre à même la boue, trop ivres pour regagner leurs maisonnettes. Tard, il ne restait plus que les cendres froides, ils dessoûlaient réveillés par la fraîcheur nocturne. Ils allaient se coucher boueux sans enlever leurs chaussures. Leurs matelas de paille gardaient l’immondice qu’ils ramenaient du dehors.

Au centre de la maison de Ramon il y avait un grand brasero, qui servait à se réchauffer les mains, à sécher les chaussures, à faire bouillir de l’eau, à se réchauffer les couilles. Sur une planche soulevée par deux colonnes d’adobes à hauteur de la taille d’un homme, étaient posés un plateau en argent, un maté [4] avec sa bombilla [5] en fer et de l’herbe maté [6], à côté, un sachet de sucre, une bouteille de gnôle, trois tasses en aluminium bien cabossées et un grand sac de farine torréfiée pour préparer de l’hulpo [7]. Par terre, sur le brasero, une casserole en fonte, belle, épaisse, l’achat d’une vie ; à l’intérieur, des morceaux de poulet trempés dans l’eau, c’était le déjeuner du lendemain, dimanche, un repas de fête. Les restes de nourriture s’accommodaient d’autres restes pendant toute la semaine.

Helena avait un regard “aiguisé et cruel”, selon ses voisins, mais cela n’était rien d’autre que le rictus d’une myopie de taupe. Elle était d’apparence frêle, petite, musclée. Comme Ramon, elle participait aux travaux de la terre et plus encore. En toute saison avec sa charrette à bras elle parcourait les routes jusqu’aux maisons des familles aisées. Chargée de linge sale, elle rentrait chez elle. Dans l’arrière-cour, Helena allumait du bois, le brasier se formait. Sur une grille, surélevée par quatre pieds posés sur le feu, un seau en laiton rempli d’eau, le savon fondait, une belle mousse blanche se formait à la surface. Helena trempait le linge et le laissait bouillir une heure ou deux, selon son appréciation de la saleté. Dans un bac en bois, sur des parois intérieures lisses elle appliquait le linge et brossait, brossait encore. Le rinçage était fatigant, long, aussi épuisant que le brossage. Le soir, elle étendait les vêtements et priait le ciel pour qu’il fasse beau le lendemain. Selon le temps de séchage, un ou plusieurs jours après, elle chauffait la semelle en acier du fer à repasser, improvisait une table à repasser avec une planche parée d’un tissu blanc. Dans sa charrette, les vêtements, la route à nouveau, les maisons bourgeoises, elle rendait le linge propre et repassé. Sans trop connaître combien coûtait son travail, les femmes chics lui donnaient un sou, un kilo de sucre, un litre d’huile, du thé et de l’herbe maté, de temps à autre des vêtements usagés.

[1] Fray Bernardino de Sahagun. Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne. Pages 111-112. Editions François Maspero, Paris, 1981.

[2] Pierre Clastres. Chronique des indiens Guayaki. Pages 236-237 Editions Plon 1972.

[3] Chuchoca : farine de maïs.

[4] Maté : calebasse qui accueille l’infusion de l’herbe maté.

[5] Bombilla : pipette en métal à la base de laquelle est vissé un filtre, utilisée pour boire le maté.

[6] Herbe maté : feuille d’une plante semblable à du houx.

[7] Hulpo : mélange de farine torréfiée avec de l’eau bouillante et du sucre.

CENIZAS (suite 4)

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CENIZAS (suite 3)

Publié le par E.P.O.

Helena le réveilla : « J’ai mal, le bébé veut sortir ! ». Ramon réveilla à son tour Amelia, une jeune femme accoucheuse, herboriste, rebouteuse, ensorceleuse, la femme de son ami Floridor, bref, celle qu’il fallait réveiller pour aider Helena à accoucher. Il attendit hors de la bicoque de longues heures, il entendait les cris de douleur de sa compagne, les encouragements de l’accoucheuse. Enfin, parmi les voix des deux femmes, il entendit les pleurs doux et fragiles d’un bébé. « C’est une fille ! », vint lui dire Amelia. « Peut-être qu’il y a un autre bébé’ », ajouta-t-elle. Elle retourna encourager Helena qu’une immense douleur fit s’évanouir. D’entre ses jambes glissa un corps inerte, plat comme une feuille de papier, une tête humide momifiée. Amelia appela Ramon, elle lui montra le corps déjà asséché du bébé mort-né, un mâle. Ramon le prit dans ses bras tremblants, il éprouva une forte nausée. Il alluma le foyer de la forge, attisa le feu, remit plusieurs fois du charbon minéral, une fumée blanche et jaune se dégagea suivie d’une flamme orange, bleue ensuite. Par terre, il étala un morceau de tissu blanc, il enveloppa complètement le bébé, lourd comme une grosse pomme, long comme un jeune épi de blé. Dans un coin de la bicoque, il souleva la dame-jeanne, avec ses dents jaunies et cariées, il arracha le gros bouchon en liège et but goulûment.

« Moi qui n’ai rien, je commence par perdre la moitié. Pauvre bébé ! », se dit-il. Son estomac se contracta, il rendit tout le vin, un mélange acide, une odeur infâme se répandit. Ses vêtements furent trempés, des commissures de ses lèvres s’écoulait une mousse blanchâtre, son menton fut mouillé par un mélange de salive, de morve, de vin. Il déposa le bébé tout enveloppé de blanc sur l’enclume, de sa main gauche il attrapa un combo [1]. Avec l’assurance qu’il avait acquise pendant toutes ses années de forgeron, il lui assena des gros coups ; tout craqua, les minces os, la tête encore toute molle. Avec une pince il écarta les braises, il récupéra une pâte sanguinolente et la déposa soigneusement au centre du brasier qu’il recouvrit de charbon minéral. Ramon attisa le feu si furieusement que le soufflet faillit se déchirer, un feu vif consuma rapidement la chose, il ne resta rien de la pâte de bébé. Ramon ne put forger un nouvel enfant. Ce corps-là n’avait pas d'existence, il n’était pas humain puisqu’il n’avait pas été prénommé, il appartenait désormais à l’éternité. Ce fut la dernière grossesse d’Helena.

Ramon pria Amelia de ne rien dire à sa compagne qui n’avait pas eu conscience de l’évènement. Il vécut plus d’un printemps auprès des artisans, sans doute pour se sentir moins seul avec sa peine. De la furie de Ramon, des cendres de l’enfant mort-né ne resta qu’un oubli forcé.

Le bébé, ils l’appelèrent Soledad, Solitude. C’était à ce petit corps, frêle encore, de porter toute une vie un évènement que Ramon n’évoquerait jamais.

Le groupe d’artisans nomades pouvait s’installer à proximité des carrières ou des chantiers. Les uns étaient mariés, les autres célibataires. Les enfants allaient à l’école dans les villages, ils se faisaient des amis, un instit, un paysage, un air empli quotidiennement des mêmes parfums, des alentours devenaient familiers, mais au petit matin d’un jour quelconque, les artisans démontaient le campement. Une lente procession prenait la route, les enfants étaient décollés encore une fois d’une existence où ils avaient conquis quelque humanité. Ils devenaient des aides indispensables pendant le cheminement vers de nouveaux chantiers : ramener de l’eau, laver du linge, chaparder les épis de maïs, vendre sur les marchés les mortiers en granit.

Ce fut à la périphérie de la ville de Molina qu’ils restèrent plus de trois ans à casser des pierres pour le compte d’une entreprise de l’État. Soledad profitait de la présence de deux filles, Camila et Nona, pour découvrir les paysages, les lieux. Personne ne les obligeait à fréquenter l’école, aussi dès le printemps trois silhouettes s’échappaient vers les collines et plus loin encore, des journées entières sans que personne ne se soucie de leur absence. Elles mangeaient le coül [2], son goût sucré et sa chair juteuse suffisaient à les nourrir. Elles suivaient par curiosité les caravanes des arrieros [3]. À huit, neuf et dix ans, leurs enfances étaient pleines de coquineries, de loin elles observaient les hommes, dont des enfants, qui marchaient lentement aux côtés de mulets. Tard en fin d’après-midi, les garçons les apercevaient à quelques centaines de mètres du refuge, ils parlaient ensemble. Curieuses d’amour, Nona et Soledad s’éloignaient avec les garçons, elles confiaient à Camila, qu’elles considéraient trop jeune, les petits couteaux qui leur permettaient de couper les fruits. La cordillère, la beauté des champs embrassaient deux jeunes filles qui découvraient le sexe, des petits baisers, des caresses maladroites, des regards perdus vers l’éternité de la voûte céleste. Des rires, des « non, non, ne touche pas » freinaient les élans des garçons. Ravies, elles rentraient chez elles dans une nuit pleine de lumière lunaire, elles parlaient de leur pudeur « on aurait dû les laisser faire ! ». Le lendemain, très tôt, elles repartaient chercher les garçons, décidées à acquiescer à leur demande mais ils étaient déjà partis vers l’Argentine avec leurs pères par el paso del Planchon, le passage du Planchon, à deux mille neuf cents mètres d’altitude. Déçues, elles ouvraient les portes des refuges, respiraient les parfums des hommes absents et se racontaient des histoires d’amour, des petits feuilletons intimes de ce qu’elles auraient fait si elles s’étaient mariées avec l’un ou l’autre. Parfois, Soledad déambulait seule, elle passait des journées entières à cueillir et manger des grosses mûres juteuses, pleines de sucre, collantes. Sa langue et ses lèvres se tachaient d’une belle couleur violette. Elle n’osait pas déranger les mouches qui se posaient sur son visage, il fallait bien qu’elles en profitent aussi, elles étaient les duègnes qui guettaient l’arrivée d’un prince qui viendrait la demander en mariage.

Ramon avait quitté Osorno, une ville du sud, à la recherche d’une vie meilleure, il voyagea avec des hommes qui cherchaient dans leur errance un avenir qui se défaisait constamment. Le froid de l’hiver émiettait ses rêves, la chaleur des étés maltraitait son corps. Il voulait une maison avec une vraie porte, et non avec une couverture pour masquer l’ouverture qu’il franchissait à quatre pattes pour rentrer et sortir de chez lui.

Ramon ne renonça pas à ses rêves, il se souvint de la gare Bellavista, où ils avaient travaillé à paver la route autrefois, il y retourna et parcourut toute la journée les fundos des environs. Un propriétaire terrien voulut de lui comme inquilino [4] et ponctuellement comme forgeron. Heureux d’être si près de la capitale, il n’hésita pas.

En quête de liberté, d’un mieux-être matériel, il se trouva prisonnier du propriétaire terrien, ses mains rêches, dures, couvertes d’épaisses callosités furent happées par la terre. Il devint un homme rustre, son état d’ouvrier agricole asservi lui durcit l’esprit, rendit son cerveau rocheux, sans pensées. Il était petit, mince, sec, ses muscles étirés, durs. Son visage était marqué par des rides profondes, identiques aux sillons qu’il creusait aux heures chaudes de la journée. Quel âge avait-il ? Une trentaine d’années, peut-être plus ? Un corps usé par des efforts de survie quotidienne.

Son patron lui donna un bout de terrain où il construisit peu à peu sa maison, un petit carré fait en adobes, que les pluies des hivers défaisaient. Éclairés par les premiers rayons solaires du printemps les adobes, qui avaient résisté aux attaques des grosses gouttes, montraient leurs blessures. Ramon attendait l’été. Infirmier des murs, il les soignait patiemment, appliquait un mélange de boue et de paille, puis blanchissait la façade avec de la chaux. La dignité des pauvres, une belle maison blanche. Il retapait sa “maison’’, qu’il aurait pu appeler porcherie, niche, poulailler, ou n’importe quoi d’autre sauf maison. Maison, ce mot l’aidait à rêver. La charpente du toit était construite avec de fins madriers couverts jadis par des tôles ondulées toutes neuves, désormais rongées par la rouille. Ramon s’appliquait pour ne pas perdre ce toit, il soignait aussi le zinc. Un coup de soudure par-ci un coup de soudure par-là, c’était une lutte contre le temps qui fixait toujours l’oxygène au fer, la rouille se répandait. Au cours des années, il finit par couvrir les tôles avec du goudron. Sa maisonnette, malgré ses soins intensifs, agonisait. Elle se trouvait à proximité de la ligne du train Pirque-Puente Alto, qui appartenait à la société des chemins de fer Llano Maipo, et que les Santiaguinos [5] appelaient le trencito [6]. Le trencito s’arrêtait à la gare Bellavista, Bellevue, Ramon le prenait de temps à autre pour vendre des salades et des noix aux voyageurs de la gare Macul. Il gagnait quelques piécettes qui complétaient son maigre quotidien.

En été, Ramon parcourait lentement les longues allées, son corps penché sur les plans de haricots. Il prenait la plante et arrachait une à une, délicatement, les gousses qu’il rangeait dans un sac porté en bandoulière. Payé à la rangée, il commençait son travail à la pointe du jour, arrêtait à midi. Il vidait sa bouteille de gros rouge, mangeait quelques carottes, un sanguché [7] à l’huile et à l’ail, puis grisé par l’alcool, étourdi par un soleil généreux aux heures chaudes de l’après-midi, il travaillait mécaniquement sans répit. Toujours sa position penchée, douloureuse.

[1] Combo : gros marteau de tailleur de pierre.

[2] Coül : fruit du coïlé ( lardizabala biternata ), comparable au concombre.

[3] Arrieros : âniers qui transportaient des marchandises entre le Chili et l’Argentine en empruntant les sentiers de la cordillère des Andes.

[4] Inquilino : paysan qui travaille la terre pour un propriétaire terrien, en échange, il exploite pour sa survie une petite parcelle de celle-là. En français on peut lire que le mot inquiline renvoie à une espèce vivant à l’intérieur d’une autre, ou fixée sur elle, sans se nourrir à ses dépens.

[5] Santiaguinos : habitants de Santiago.

[6] Trencito : petit train.

[7] Sanguché : sandwich.

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CENIZAS (suite 2)

Publié le par E.P.O.

Il s’ensuivit une longue errance à travers le Chili central, ils voyagèrent au gré des chantiers. Ramon bichonnait son enclume, faite d’un morceau de rail donné par des cheminots, son soufflet, ses marteaux, ses tenailles, son brasero, ses tasses en aluminium noircies par la fumée du charbon. Le couple veillait sur ses planches de zinc ondulé qui lui servaient d’abri et sur ses deux grosses couvertures. D’hivers en printemps, d’étés en automnes, Ramon construisait sa déception. Il n’arrivait pas à entrevoir son rêve de lendemains meilleurs.

Ramon forgeait les ciseaux, les affûtait, les réparait. Les morceaux de caillasse étaient taillés par les carriers. Un amoncellement ordonné de pierres, soigneusement comptées, leur permettait d’arrêter le travail à la carrière. Ils chargeaient une quantité raisonnable de pavés dans deux charrettes, et avançaient vers le chantier, sur un chemin poussiéreux, déchiré par la chaleur de l’été, avec de profondes ornières. Devant chaque charrette deux hommes-bœufs prenaient les manches et tiraient, deux autres poussaient à l’arrière, l’air s’emplissait des grognements, des cris. Les charrettes gémissaient, le bois craquait, se fendillait encore un peu plus, les roues se déformaient sous le poids de la roche émiettée. L’homme et le matériel étaient à la limite de l’éclatement. La sueur perlait, ruisselait sur leurs fronts plissés, sur leurs jambes et sur leurs bras se dessinaient les muscles durcis par l’effort, la peau se recouvrait d’une fine couche de terre qui tantôt se ramollissait, tantôt durcissait. De la carrière au chantier, du chantier à la carrière, les journées étaient longues et les corps endoloris, les casseurs de pierre étaient des fantômes lourds qui, par tant d’allers-retours, dessinaient de leurs pieds gercés un sillon régulier. Le soir, un feu de camp illuminait les visages des hommes jeunes, leurs yeux fixaient le verre et l’osier des dames-jeannes qui se vidaient de leur vin blanc. Assis sur des tabourets rustiques, autour d’une table fabriquée de leurs mains, sans discontinuer, l’un d’eux versait du vin dans huit verres d’un demi-litre. Avec une cadence régulière, ils buvaient quinze litres de vin, pas plus, pas moins, c’est ainsi qu’ils comprenaient l’une des règles de bienséance de la bourgeoisie : “pour bien boire, il faut boire mesuré’’. Boissons et casse-croûte constituaient l’essentiel de leur repas du soir. Ramon apprit à boire comme il apprit son métier de forgeron, par une approche en douceur des gestes. Un petit peu de vin un jour, puis du vin, ensuite du vin toujours, à chaque heure. Les artisans ne buvaient jamais une goutte d’eau. « L’eau, disaient-ils, ça rouille », ils étaient alcooliques.

Les biens des artisans se réduisaient à leurs outils, aux vêtements usagers, aux ustensiles de cuisine, aux diverses planches en bois et en métal qui leur servaient à s’abriter. Ils étaient tous jeunes, pleins de rêves et de mouches, compagnes agaçantes qui harcelaient leur peau toute la journée. Une saison de travail les approcha de Santiago, ils empierraient les alentours de la gare Bellavista. Ils montèrent leur campement aux abords du chemin de fer du Llano Maipo.

Après une journée de travail à casser la pierre, à fabriquer des ciseaux, Ramon rentra dans sa bicoque. Helena l’accueillit pensive, soucieuse.

  • Ramon, je crois que je suis en cloque !
  • T’attends un bébé dans ton ventre ?
  • Où tu veux qu’il soit ?

Ramon savait que les enfants étaient apportés par les cigognes, qu’ils arrivaient tout petits de Paris, une ville qui se trouvait de l’autre côté de la mer, mais il ignorait comment ils pouvaient rentrer dans le ventre des femmes pour continuer à grandir. La théorie des cigognes lui avait été apprise par un curé français qui évangélisait les paysans et les indiens du sud du Chili. Il s’assit par terre, des frissons parcoururent son corps, les images de sa vie d’enfant remplirent ses pensées. “Je serai père’’. Il regardait le ventre de sa compagne mais il ne voyait rien, seules les nausées de son amie l’inquiétaient, il avait peur qu'Helena ne vomisse le bébé. Depuis la porte, son regard balaya les hauts sommets couverts de neige. L’automne avait dénudé les arbres, la fraîcheur du soir augmentait la consommation de combustible pour réchauffer les corps, désormais les artisans buvaient vingt litres de vin. Appelé par les hommes à les rejoindre, Ramon refusa gentiment, il ne se sentait pas bien. Parti marcher le long de la voie ferrée, il espérait que quelqu’un ou quelque chose infléchirait son destin d’homme pauvre. Vers minuit, il rebroussa chemin. La lumière de la pleine lune rendait la nuit belle, occultait les étoiles, dévoilait un chemin rectiligne qui lui permettait de ne pas tomber. Il fut rejoint par un vieil homme qui semblait flotter, ses pas étaient inaudibles. Méfiant, de sa main gauche, Ramon empoigna fortement son couteau.

  • Tu as des soucis mon grand ? lui demanda l’homme aux pas silencieux.
  • Oui, répondit Ramon, c’est mon bébé ! “Bien joué”, pensait-il. Tout homme qui s’entourait d’un bébé était protégé contre le malin. Bien que le sien ne soit pas encore né, un petit mensonge le mettait à l’abri de l’enfer.
  • C’est ton souci ?
  • Ben oui !

Poussé par une envie irrépressible, par une langue qui glapissait entre ses dents, qui cherchait à desserrer sa mâchoire, il déversa un torrent de paroles. Il raconta l’urgence du moment. Il regarda les yeux du vieil homme, au centre de ses pupilles se reflétait la lune.

  • Je suis parti avec ma compagne depuis quelques années

du fundo [1] où je suis né et où j’ai travaillé pendant quelques années comme forgeron. Mon papa me disait « tu dois apprendre mon métier, comme ça tu n’iras pas travailler dans les champs ». Moi, j’aimais son travail, mais je crois surtout que j’aimais le voir travailler. Il était gentil avec moi, on mangeait bien. Il me disait « si un jour t’as un gosse, donne-lui une maison, moi j’ai pas pu mais toi tu pourras ». J’habite par-ci, par-là avec un groupe d’amis qui cassent de la caillasse. Nous travaillons beaucoup, mais nous ne gagnons pas beaucoup de sous. Rien, je n’ai rien à offrir à mon enfant. Vous, quel est votre boulot ? demanda Ramon lorsque ses paroles se tarirent.

  • Je discute quelque peu avec les hommes en détresse, j’essaye d’apaiser leurs souffrances. Une âme en paix me rend heureux.
  • Vous êtes le diable ? interrogea Ramon, plein de peur.
  • Non !
  • Et alors pourquoi vous voulez que mon âme soit en paix ! Son corps tremblait.
  • Non, je ne veux rien du tout, je suis seulement content
  • du bonheur des gens. J’ai raté le train et ça me fait plaisir de marcher avec vous et de parler.
  • Et comment je peux savoir que vous n’êtes pas le diable ?
  • Oh ! Rassurez-vous, depuis peu j’écoute parler les gens,

avant je leur donnais des pilules, je leur en donne encore parfois. Je profite de mon âge pour faire autre chose. Mes enfants sont partis vers « las Europas » [2], ça fait dix ans que je vis seul, mon épouse, serait triste tous les jours si elle vivait. Mes enfants m’ont laissé tout seul, je suis un pauvre homme qui fut un père autrefois. Pour me consoler et rendre leur absence dans ma vie moins pénible, je leur demande des livres, des journaux. Ils m’ont envoyé un livre en allemand et quelques documents d’un docteur qui s’appelle Freud et qui dit qu’il suffit de laisser les gens parler pour que ça aille mieux, alors j’essaye de voir si ça marche. Allez, regardez ceci ! L’homme lui montra un crucifix.

Ramon fut rassuré mais déçu. Cette nuit, malgré sa peur, il n’aurait pas refusé de pactiser avec le malin tellement sa détresse était grande. Le vieil homme partit comme il était apparu, silencieusement. Ramon ne savait pas où se trouvaient las Europas, ne connaissait pas ce “Froïd”, mais il pensait néanmoins avoir sauvé son âme. À l’aube, après une nuit à chercher en vain la tête du bon Dieu dans le ciel, il prit la décision de quitter le groupe d’artisans. Floridor, l’homme qui vint le chercher à la forge autrefois fut triste en apprenant la nouvelle. En attendant de trouver un autre travail, il voulut rester avec les carriers toute la saison d’hiver et jusqu’à la fin du printemps, mais il continua d’autres saisons encore

[1] Fundo : grande propriété agricole.

[2] Las Europas : manière populaire de dire Europe.

Sur les toits d'Antofagasta

Sur les toits d'Antofagasta

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Bis Repetitas CENIZAS (un roman en ligne) jour après jour.

Publié le par E.P.O.

Cenizas

I

Ramon ramassait le bois pour les cuisinières du patron. Il travaillait en rêvassant aux baisers d’Helena qui marchait à ses côtés, il n’osait pas lui avouer son amour. Elle était son amie, sa sœur, son chien, son ombre, ils se connaissaient depuis toujours. Depuis des années, ils travaillaient pour le propriétaire terrien, certes, ils étaient les enfants de leurs parents mais surtout les choses du patron, qui disposait de leurs corps à sa guise. Avec une charrette à bras, ils parcouraient les terres pendant des heures, au crépuscule la charrette était chargée de rondins de bois. Leurs regards tendres, pleins d’envies, s’entrecroisaient toute la journée, ils se dardaient des sourires chauds, leurs dents étaient comme la neige du volcan Osorno, qu’ils pouvaient voir au loin. Ils déchargeaient le bois dans un hangar, affamés, éreintés de fatigue, ils restaient assis, dans l’ombre du soir ils se trouvaient beaux. Le lendemain, à l’aube, Ramon allumait le feu de la forge et mangeait un petit-déjeuner qui n’effaçait pas la faim de son estomac. Il attendait l’invitation à travailler de son père.

Les jours de repos étaient rares, les belles journées aussi. Ce jour-là, il fit beau un dimanche. Les parents de Ramon se promenèrent au bord du lac Rupanco. Un soleil d’une luminosité pure comme un tournesol jeune et frais accompagnait leurs corps. Dans leur petit sac en tissu, ils avaient enveloppé un morceau de poulet et quelques tomates. Les mains dures du forgeron se laissaient caresser par l’eau claire et fraîche du lac, il invitait son épouse à le rejoindre. Leurs esprits se récréaient de leurs enfances finies trop tôt, ils étaient pour un instant des enfants enchantés d’avoir du temps. Assis côte à côte ils regardaient le paysage barré à l’horizon par les sommets andins.

Ailleurs, Ramon préférait la compagnie d’Helena. Aimantés l’un par l’autre, ils atteignaient l’âge de l’éveil sexuel. Depuis leur petite enfance, ils se caressaient, se regardaient ; désormais les changements de leurs corps les envoûtaient. Le sexe diabolique, le sexe sacré se montrait au jour le jour dans les nouveaux poils du pubis, sous les aisselles. Helena était captivée par la taille du pénis de Ramon et pensait constamment que ce truc-là devait un jour rentrer tout entier dans son frou-frou fendu. Le jeune adolescent caressait avidement les seins naissants d’Helena, bourgeons de printemps d’une maternité encore lointaine. Ils regardaient le ciel, allongés sur l’herbe, juste à côté des eucalyptus qui exhalaient leur parfum sur toute l’étendue champêtre. Leurs regards noirs, leurs pommettes saillantes, indiennes, leurs origines métisses prêtaient à confusion, un étranger aurait dit “frère et sœur’’. L’air à l’ombre des arbres était frais, ils s’enlacèrent puis s’endormirent. Des cris les sortirent de leur sommeil léger, la mère d’Helena cherchait Ramon. Elle était affolée, tremblante.

  • Tes parents sont morts noyés, lui dit-elle d’une voix inaudible.
  • Qu’est-ce que tu dis ? demanda Ramon.
  • Tes parents sont morts ! répéta-t-elle.
  • Ne dis pas de conneries comme ça !

C'était vrai. Des larmes coulèrent sur les joues du jeune homme. Helena l’accompagna chez les carabiniers reconnaître et prendre les corps de ses parents. Ils les avaient trouvés noyés dans les eaux du lac Rupanco. Ils avaient été happés, lors de la baignade, par des cueros, des choses plates et larges qui enveloppent les êtres pour les emporter au fond des eaux. Ils furent vidés de leur sang et rejetés à la surface. C’étaient de jeunes parents, ils moururent un peu avant leurs trente ans.

Pendant des semaines, Ramon resta assis dans l’immense cabanon qui abritait les familles paysannes. La mère d’Helena eut pitié de lui. Chaque jour elle lui offrait à manger.

Dans la propriété, les paysans se plaignaient de la qualité de certains outils, la mort du forgeron se fit sentir. Seul à connaître le travail du métal, Ramon prit place à la forge. Pour la première fois, tôt le matin, il réalisa seul les mouvements appris avec son père qui, comme un fantôme bienveillant, lui parlait dans sa tête : « Fais comme ceci, maintenant comme cela ». La voix se taisait chaque jour un peu plus. Ramon devait réaliser un geste nouveau, comment plier le métal, comment agencer les formes. Hésitant au début, il devint un forgeron reconnu. Le temps passé devant la forge lui paraissait long, cinq, six ans à se lever le matin à écouter les ordres du capataz [1] et ensuite à travailler : allumer le feu, suer, se brûler avec le métal. Son émerveillement d’enfant succomba. La forge lui rappelait l’absence de son père, une immense tristesse le martelait toute la journée.

Étourdi par la chaleur suffocante de la forge, il disposait ses outils sur l’établi : des pinces, des marteaux. La soufflerie manuelle attisait le charbon minéral, le soleil illuminait les sommets des volcans du sud, Ramon ne percevait plus la douceur changeante du matin, il était concentré sur ses gestes, il sursauta quand une main ferme s’appuya sur son épaule. Quelqu’un venait le solliciter, il crut que le diable voulait pactiser. Sa peur fut dissipée par la présence d’un homme jeune qui lui proposa de l’accompagner dans des chantiers de construction, il avait besoin avec ses autres associés de compléter un groupe d’artisans. Ramon serait le forgeron chargé de fabriquer les outils. Il accepta.

Le soir venu, allongé sur sa paillasse, ses yeux fixaient la flamme de la bougie qui se consumait doucement, son âme s’apaisait pour se réfugier dans ses rêves. Le lendemain matin, il remplit sa charrette à bras de quelques outils, il en empoigna les manches, prit le chemin qui menait à la ville. Helena l’attendait à la sortie de la propriété, ils se regardèrent.

[1] Capataz : contremaître, celui qui dirige un groupe d’ouvriers agricoles.

Bis Repetitas CENIZAS (un roman en ligne) jour après jour.

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Quatre nouvelles entrées dans la communauté ECRIMANIA....

Publié le par Dame Mauve

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Les petites morts

Publié le par E.P.O.

Je suis dans un grand salon, on veille un mort qui se trouve dans une pièce à côté. Les gens discutent sur la bizarrerie du cercueil, une sorte de grand cageot à fruits. Le gens s’agitent, arrivent les croque-morts, ils démontent le cageot, dedans on découvre un vrai cercueil, ils l’ouvrent pour que les gens puissent voir une dernière fois le mort. Je m’approche, je regarde par-dessus l’épaule de quelqu’un et je me vois mort, je suis le mort. J’ai la tête de mes vingt ans, ma coiffure « à la prince vaillant » et j’arbore un grand sourire. Je m’éloigne, je vais m’asseoir et je pleure longuement… mes vingt ans sont morts et enterrés.

Les petites morts

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Une Histoire Chilienne. "Les Petits Chiliens"

Publié le par E.P.O.

https://www.youtube.com/watch?v=oIRsmHdtrXk&feature=youtu.be

Prenez le temps de regarder la vidéo.

Une Histoire Chilienne. "Les Petits Chiliens"

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Cenizas (extrait)

Publié le par E.P.O.

Au cimetière de Castelnau-le-Lez, ce matin, un vent violent avait lavé l’espace et rendait le ciel intensément bleu. Les allées étaient silencieuses, les vieux cyprès déformaient le chemin avec leurs grosses racines, leurs branches presque nues avec des épines asséchées ressemblaient à de vieux chats en colère recouverts de teigne. Elle s’arrêta devant la tombe d’Éliane. Elle regarda les inscriptions sur les tombes : celui-ci est mort jeune ; là, l’épouse mourut à cinquante-six ans, son mari à soixante-dix-huit ans, connut-il la solitude ? Les grilles en fer forgé rouillé qui entouraient une vieille tombe protégeaient un vase plein de roses fraîches ; une stèle lisse sans inscription, seules persistaient des fleurs en porcelaine : des roses, une grosse pensée. Le vent soufflait encore et encore. Ce jour-là personne ne visitait les morts.

Cenizas, éditions Panormitis, 2003,Paris

Cenizas (extrait)

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La Malaquias Concha.

Publié le par E.P.O.

En La Poblacion Malaquias Concha Comuna de La Granja.

En La Poblacion Malaquias Concha Comuna de La Granja.

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Les Petits-Chiliens (Extraits)

Publié le par E.P.O.

Les Petits-Chiliens (Extraits)

http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=41393

Pedro ouvrit lentement la porte du jardin, aucun grincement ne dévoila sa présence. Il s’en alla sur le bord de la décharge à ordures. Derrière les anciennes toilettes, il creusa la terre avec une barre à mine. Du trou, il retira un sac en plastique, le déchira, défit le tissu qui enveloppait le révolver que Miguel lui avait confié à une époque. Il fit tourner le barillet, l’éjecta, retira les balles. Avec un coin de sa chemise et un bout de brindille, il fit un écouvillon, nettoya chaque chambre. Il essuya les balles, rechargea le révolver et le glissa dans la poche arrière de son pantalon.

Le King rangea sa chaise longue, entra dans son épicerie, suivi de Pedro qui regarda en souriant la bonbonnière sur le comptoir. Il se souvint de son larcin d’autrefois. Une porte sur le mur, en face du rideau en métal, ouvrait un passage vers l’intimité. Dans la réserve, au milieu des marchandises, il vit un lit sur lequel étaient étalés des draps si crasseux qu’un chat toutes griffes dehors aurait glissé.

— Viens Pedro ! Assieds-toi, je croyais que tu me faisais la gueule.

— Rien du tout, j’ai changé mon froc, c’est tout.

Pedro s’approcha, lui demanda d’enlever son pantalon. Le King qui avait rêvé de faire l’amour avec le garçon tant de fois en fut enchanté. Il le caressa, l’homme se jeta en arrière, au bord d’une jouissance tant recherchée. Ses yeux balayaient le plafond, dans les recoins les araignées avaient déjà enveloppé les mouches ; les mains de Pedro lui caressèrent le ventre, il eut des frissons. L’adolescent se mit à califourchon, écrasant les jambes de Marcelo avec ses fesses.

— Eh ! Baisse ton froc toi aussi ! demanda l’épicier tout émoustillé.

— Qu’est-ce que vous êtes pressé ! Je suis venu boire un coup, non ? Alors, je bois comme je veux, lui dit-il en lui caressant le pénis.

Le King souriait et ferma les yeux. Pedro vida le barillet, les détonations sourdes et courtes restèrent enfermées dans l’espace de la chambre. Le sang du King sortit de sa poitrine comme un geyser sans force. Celui qui n’était plus un enfant se souvint alors de tous ses cauchemars : ces vampires qui venaient le chercher, le diable qui le prenait par le cou et l’emmenait vers un lieu incertain, les sorcières qui le poursuivaient pour le découper, les fleuves si calmes qui se transformaient en fureur, ces mers qui se retiraient loin et qui le surprenaient au milieu d’un îlot qui disparaissait à marée haute. Il mit ses doigts dans les alvéoles des balles, les humidifia, les huma comme un chien eût reniflé un morceau de viande avariée. Il parcourut les détails du visage de Marcelo, Théodore Géricault l’aurait pris comme élève. Il rangea à nouveau le révolver dans la poche arrière de son pantalon, le canon lui tiédit la fesse. Il ouvrit la porte sur le côté du rideau en fer, s’essuya les doigts contre les aspérités du mur en briques ; le silence profond de la nuit l’invita à errer pour effacer ses traces. Au petit matin, il rentra chez lui. Il enleva les vêtements humides de sang, s’assit sur la chaise de son papa, la voix de son frère vint dans ses pensées et s’éloigna comme l’écho dans une vallée. Illuminées par les rayons du soleil d’un été moribond, les cimes de la cordillère des Andes annonçaient le jour sur Santiago. Tout nu, il marcha dans l’allée et enterra l’arme au fond du terrain. Il retourna s’asseoir. Le sommeil fut plus fort que ses pensées et le froid.

— Réveille-toi ! Toi aussi t’as la maboulite, mon poussin ? Qu’est-ce que tu fais à poil ? Qu’est-ce qu’ t’as fait ? demanda Mercedes, paniquée en découvrant les vêtements ensanglantés de son enfant.

— Laisse tomber mon chaton, ne me demande rien s’il te plaît, la supplia-t-il.

Mercedes ramassa les affaires, Pedro lui suggéra de les brûler. Elle prit du kérosène dans la cuisine, entassa les habits dans la cour arrière, les aspergea et y mit le feu. Une flamme orange, suivie d’une grosse fumée noire, se leva dans l’air. Elle accompagna son enfant sous la douche, lui savonna le dos. Pedro alla dans sa chambre et s’endormit. Dans l’après-midi, Placeres apporta la nouvelle de la mort du King chez les Marquez. « Il avait six pruneaux dans la poitrine du macchabée à ce qu’il paraît ? C’était un mouchard ! », dit Placeres. Mercedes se tut, elle connaissait l’assassin.

Les nuits furent pleines de cauchemars. Pedro discutait avec Miguel et Esteban qui lui disaient : c’est lui qui nous a donnés à la police, ferme-lui sa gueule ». Des visages en décomposition se jetaient sur lui. Il se sentait responsable de la mort de son frère, de l’arrestation de son ami et se trouvait honteux d’être encore vivant. Le soir, il déambulait dans la ville avec l’espoir d’être arrêté pour subir le même sort que les autres militants de gauche. Il cherchait les raisons qui auraient pu justifier son meurtre, « le King était un salopard, un connard qui avait dénoncé les siens », sans être satisfait ni apaisé. Par une soirée froide de fin avril, il s’assit au bord du trottoir, contempla les étoiles. « Ah ! Si j’avais pu échanger un mort avec la Mort pour qu’elle me rende Miguel ». Il n’y avait eu qu’une addition de cadavres.

Ce jour, il ne résista pas aux remords et passa devant le magasin de Marcelo, il lut la pancarte apposée sur le rideau en acier : Fermé définitivement. Il rentra chez lui, parmi les rares livres qui traînaient sur une étagère, il prit Residencia en la tierra de Pablo Neruda. Il alla à la sortie du jardin, se recroquevilla, posa sa tête sur les genoux de son père, avec une voix douce, d’homme déjà vaincu, il lut le poème à haute voix.

[…]

Il y a par dessus tout une terrible,

une terrible salle à manger abandonnée,

avec des burettes cassées

et le vinaigre qui se répand sous les chaises,

un rayon de lune immobilisé,

quelque chose de sombre, et je me cherche

une comparaison en moi-même :

peut-être un magasin entouré par la mer

et des chiffons troués qui gouttent de la saumure

C’est seulement une salle à manger abandonnée,

et autour il y a des étendues,

des usines submergées, des bois

que je suis le seul à connaître,

parce que je suis triste et je voyage,

et je connais la terre, et je suis triste.

Il fit un baiser sur le front de son père, l’implora, « reviens avec nous, mon petit papa, je me sens si seul ».

Les Petits-Chiliens  (Extraits)

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