Le cadre therapeutique dans tous ses états en surdité
Introduction.
C’est l’histoire tranquille des changements structurels du cadre thérapeutique et des conditions de travail dans le secteur médico-social. Hormis les alertes répétés des syndicats, aucun mouvement de contestation unitaire et massif n’est venu faire barrage à ce lent processus. Est-ce la déformation professionnelle propre aux métiers du médico-social : La bienveillance envers les collègues qui s’est étendue bien au-delà. Elle s’est déployée aussi vers ceux qui impulsent les changements du secteur Médico-Social. Nommés manageurs stratégiques dans les sphères de la haute administration et dans les Associations « Ogres », nous leur avons délégué notre avenir, nous leur avons fait confiance. Ces gens-là doivent veiller aux mieux-être des personnes handicapées, de leurs familles et des professionnels. Or il n’est en rien, dans une perspective purement financière et productiviste ils n’ont comme seule souci la modification des structures, des métiers et de l’accueil des personnes handicapées, à la seule fin d’abaisser les couts.
En l’an 2000 les nouveaux diplômés en psychologie perdaient le droit au FIR (formation, information, recherche). Les psychologues diplômés avant cette date pouvaient continuer à en bénéficier à condition de justifier pleinement l’usage du temps consacré… Et nous n’avons rien dit.
Il y a trois ans un certain nombre d’établissements et services en surdité ont négocié des accords d’entreprise, encouragés par la LOI n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels. Ces nouveaux accords d’entreprise modifiaient profondément le temps de travail et son organisation. Tout était changé dans un « souci d’équité », les temps de préparation ont été diminués et le discours managérial a pris le dessus.
Huit Lois avaient préparé ce basculement, il ne manquait que l’impulsion du politique pour changer la nature du travail médico-social. Les grandes lignes de ce chamboulement sont décrites dans un ouvrage collectif réalisé par l’ANDESI[1] qui sert encore de référence aux directeurs du secteur médico-social.
Avant nous
Avec la nouvelle organisation du travail nous étions nombreux à découvrir l’étendue de ces changements et à comprendre la souffrance institutionnelle que d’autres vivaient depuis longtemps. En particulier le secteur hospitalier. Le changement le plus important est celui du paradoxe par lequel se définit l’hôpital public – hôpital public de droit privé. Les gestionnaires de l’hôpital public avaient changé les mots en espérant changer les relations patients/soignants.
Le nouveau management public paru dans les années 1970 tend à minimiser, voire à nier, toute différence de nature entre la gestion des secteurs public et privé (même discours que le management du IIIe Reich. Cf. Chapoutot). Il vise à améliorer le rapport coût/efficacité des services publics. « Des logiques gestionnaires dominent qui imposent de rendre des comptes, notamment au moyen de l’évaluation, dans tous les secteurs de l’activité humaine » […] En étendant ce langage jusqu’à la gestion des comportements et des émotions, Jean-Pierre Pinel indique qu’il (ce langage) « propose un idéal masqué, celui de l’organisation sans trouble, sans crise, infaillible, gérant les contradictions et absorbant les conflits, sans négatif et sans reste »[2].
L’hôpital prit ailleurs les modèles de gestion et de management. Ainsi l’outil pour mesurer la charge en soins est le Programme de Recherche en Nursing (PRN)[3]. Il s'agit d'une méthode issue de recherches canadiennes débutées en 1969. Elle mesure les soins directs requis par l'état du patient, tant en nature qu'en durée. L'équipe soignante, après observation clinique, évalue ces besoins et établit ensuite le Plan de Soins Infirmiers qui détaille les actions de soins à réaliser. Finalement cet outil permet de calculer le besoin en personnel infirmier pour une unité de soins. La somme des résultats individuels permet d'obtenir en minutes la charge de travail pour l'ensemble de l'unité de soins et pour 24 heures. [10][10]Source : E.R.O.S. Montréal.
Tous les hôpitaux travaillent selon ces modèles. Les managers inventent les mots qui permettent de faire disparaitre la diversité soignante et occultent les patients sous des nomenclatures statistiques : « Les patients […] sont des « bds », abréviation pour « bénéficiaires de soins ». « Le particulier se dissout dans l'anonymat de l'abréviation. Les soignants sont des : «fds», c'est-à-dire des « fournisseurs de soins ». Parmi les « fournisseurs de soins » et les « consommateurs de soins » il y a les « agents » et les « acteurs ». Le mot « acteur » se retrouve de plus en plus fréquemment et comme le font remarquer Hurni et Stoll […], le recours à ce terme flou traduit souvent une mise à niveau de toutes sortes de corporations, professions ou identités distinctes dont les spécificités sont ainsi laminées. […] Tout ce qui est humain semble progressivement disparaître au profit d'une standardisation qui est aussi synonyme de déshumanisation ».[4]
Ces changements introduisent une novlangue. « Des managers qui utilisent un langage avec des termes pseudo-éthiques pour partie abscons - que J.-P. Le Goff, in La France morcelée, a qualifié de « langue caoutchouc » - peu en rapport avec les problématiques cliniques du terrain, aggravant la distance entre management stratégique /conduite des projets et soutien des professionnels. ».[5]
Nous étions au courant des souffrances à l’hôpital public, en empathie avec nos collègues sans doute, mais nous n’avons rien dit.
Dedans, comme les autres.
Je suis tenté de m’appliquer la locution « il n'a pas inventé le fil à couper le beurre ». Celle-ci est utilisée de manière négative, « jamais on ne fait l'éloge de quelqu'un en disant qu'il a inventé le fil à couper le beurre »[6]. Donc « Si ne pas avoir inventé le fil à couper le beurre signifie être niais que signifierait l'expression inverse ? […] Tout en ne niant pas que le fil à couper le beurre est le comble de l'ingéniosité car le comble de la simplicité. Tout le monde aimerait l'avoir inventé mais la personne à qui on l'attribue est censée être niaise » ib. La période de cette invention se situerait aux alentours de 1883 dans un contexte d’essor économique. Je dois être l’arrière, arrière…arrière-petit-fils de l’inventeur du fil à couper le beurre.
Je ne vous propose que le fil et à défaut de partager l’argent nous partageons le pain et le beurre pour le tartiner, c’est le plaisir de partager. Quelqu’un pourra à juste titre me dire, « parlez pour vous ». Alors je partage avec vous ma naïveté, mon ignorance du métasystème managérial qui construit et déconstruit notre cadre sans qu’ils en subissent eux, les conséquences. Ces « décideurs » qui œuvrent à modifier nos pratiques sont dans une bulle au Château de Kafka où ils font fi des problèmes constatés. C’est le déni qui est à l’œuvre, « déni des décideurs sur les problèmes […] (et) s’ils existent, c’est uniquement la faute de la résistance au changement) ; […] Ces décideurs font preuve d’une « réversibilité étonnante de la configuration idéale, ainsi mise en œuvre à tout moment, elle pourra être remise en cause par le management stratégique » (langue caoutchouc) ib.Gacoin. Ils refont de même avec d’autres mots. Ils nous plongent dans la répétition : « un même scénario va se répéter (absence de diagnostic partagé, discours affirmatif, temps court, absence d’examen des questions pratiques, déni) […] le manager stratégique qui a voulu tout bouleverser s’en va au bout de deux ans pour des responsabilités plus importantes, laissant un terrain en friche derrière lui mais un tableau de chasse bien rempli. »
Plus j’avançais dans mes lectures plus je me trouvais ingénu. Ce mot est défini par le dico de la sorte : « Qui est propre à une telle personne, qui dénote une ingénuité, une confiance, une crédulité qui peut être excessive. » J’ai été formé à accueillir la parole des gens sans mettre en cause leurs dires. Lorsque je suis en situation de psychothérapeute, les parents peuvent me raconter ce qu’ils souhaitent et un enfant peut me dire qu’il a gagné le match de football à lui tout seul : « dix buts, j’ai marqué dix buts » alors que le matin même, le papa m’avait fait part de la détresse de son fils, son équipe avait perdu le match.
En psychothérapie il n’y a pas de mensonge, il n’y a pas non plus de vérité, il y a une narration qui au fil du discours révèle le sens de ce qui est dit. Il peut y avoir une rupture du cadre par l’introduction d’un événement qui mérite l’intervention d’un tiers, cela reste une exception. Parfois la psychothérapie s’arrête de manière impromptue. De temps à autre l’interprétation vient détricoter les procédés littéraires de la narration. C’est un moment délicat dans le cadre psychanalytique : « vous êtes gros et vous n’aimez pas que les gens vous le disent, alors vous montrez votre force ». Si l’interprétation arrive trop tôt, il est possible que la personne nous le dise : « vous dites n’importe quoi ». Si nous l’énonçons trop tard, le sujet s’est donné sa propre interprétation qui peut être la bonne ou alors il a construit un nouveau montage défensif. Chez mon gros, il y avait un déni soutenu par ses parents. Il était dopé 24 heures sur 24 pour faire face aux défis physiques dans ses bagarres avec les autres. Il avait un véritable penchant psychopathique. « Je ne viens plus, mes parents m’ont dit que si je continuais avec vous, ils risquaient la prison ». Appuyé au chambranle de la porte il m’a dit « mes papas s’appellent Uderzo et Goscinny ». Je savais que ce gros avec sa salopette rayée bleue/blanc je l’avais vu quelque part, en psychiatrie sans doute !
Sans vérité autre que celle du sujet qui parle, ma formation psychanalytique est aussi une déformation professionnelle qui se déploie en dehors du cadre. Dans le discours managérial il y a une parole mais il n’y a pas de narration, ils sont concrets et brutaux.
[1]Manuel de Direction en action sociale et médico-sociale. Dunod. Paris 2014
[2]S. Thillman-Kohll.La souffrance institutionnelle : réflexions cliniques sur une structure asilaire en mutation Cahiers de psychologie clinique 2004/2 (n° 23)
[3]Ib S. Thillman-Kohll
[4]Ib .S. Thillman-Kohll
[6]C.Duneton Dictionnaire des expressions imagées (Seuil).