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Sa Majesté le Bébé Sourd

Publié le par E.P.O.

Sans titre
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par E.P.O.

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Cenizas 21. FIN. Relecture. Une histoire Chilienne.

Publié le par E.P.O.

     Les mois passaient, la solitude de Monique restait la même. Diego écrivit quelques mots pour dire qu’il allait bien, qu'il avait fait le pèlerinage, qu'elle lui manquait. Elle répondait d'un amour encore plus intense, ignorante de la décision de son mari :

 

     “Châteaufort le 13 août 1984           

 

Mon cher amour,

 

Je te donne quelques nouvelles. L’enfant va bien, enfin aussi bien que possible. Je suis en manque toi, de tes regards, de tes paroles. En manque de tête-à-tête et de baisers. En manque de ton odeur. Je dialogue silencieusement, les murs restent muets. En t’écrivant, je ne sais pas quoi écrire, je ne sais pas où tu en es. Parfois j’ai l’impression que tu ne reviendras plus jamais en France. Bon, si j’arrêtais de tourner en rond ? Voilà à peu près où j’en suis : j’ai envie de te garder longtemps, de porter ton nom, que notre fils porte ton nom. J’ai envie d’être avec toi. Ma tête est un panier de crabes, ma vie est compliquée. Je me sens trop seule.

 

Monique, qui t’aime, t’aime…”

 

Au Chili, Soledad ne comprenait pas le français,  ce devait être la India fea de France. Ne sachant que faire des lettres, elle les jeta à la poubelle.

 

Tous les jours, depuis six mois, Monique faisait la même route pour aller à Paris. Elle prenait le métro régional à la gare de Gif-sur-Yvette, regardait les voyageurs à la recherche de visages familiers. À la gare de Massy-Palaiseau, à sept heures du matin, le métro finissait de se remplir. À Denfert-Rochereau, elle prenait une correspondance pour aller à l’hôpital Machin. En chemin, elle entendait les paroles récitées par les médecins, par les infirmières, par la psychologue : « aimez-le, il le sent ». Elle apportait à son bébé de l’amour, des cauchemars d’amour. Le bébé grandissait, toujours canulé, toujours en soins intensifs, il était passé du tout petit bébé au bébé tout petit. Il était né de taille normale, désormais il restait à sa taille de nouveau-né, il fallut le gaver, il ne pouvait pas ouvrir la bouche, une paralysie faciale l’en empêchait.

 

Monique cherchait à cesser de penser à la vie, à son avenir. La journée de ce mois d’octobre était douce. Dans le métro régional, elle regardait le paysage de la vallée de Chevreuse, ses coteaux. Elle pensa à ses amours dans le jardin de l’église, à Diego, à son bébé.

 

À l'entrée de l'hôpital, Monique regarda le jardin, un homme arrachait les plantes séchées et les mettait dans une grande poubelle. Arrivée dans le service de pédiatrie elle allait s'asseoir en face de Matthieu, sur une petite table elle prenait la trayeuse, la ventouse froide lui suçait le téton, le lait se déversait dans une bouteille. Monique regardait son enfant, elle :! essayait d'imaginer la chaleur de sa bouche contre ses seins, peine perdue, elle voulait arrêter de se traire mais les infirmières l'encourageaient à poursuivre. Elle savait désormais que l'enfant ne rentrerait à la maison que dans deux ans.

 

L'habitude fut rompue par un râle, l'enfant respirait mal. Monique appela une infirmière, qui à son tour appela une pédiatre. En quelques instants trois autres médecins arrivèrent. Ils demandèrent à Monique de sortir. Elle se dégagea de sa ventouse. Les médecins chuchotaient. Aucun ne la regarda. Enfin la pédiatre s'approcha.

 

          On emmène Matthieu en réanimation, il ne ventile pas assez. Vous pouvez l'accompagner mais vous resterez dans la salle d'attente.

 

Elle regarda dehors, le temps devenait bizarre, des nuages arrivaient, le vent tourbillonnait, la tempête, un ciel sombre, une pluie drue s'abattit contre les carreaux. Monique attendit toute la journée, mais elle ne s'en rendit pas compte. Au crépuscule la pédiatre vint lui dire qu'elle ne pourrait voir son enfant que le lendemain matin.

 

Monique rentra chez elle, alla dans sa chambre, s'agenouilla au bord du lit,  par un instinct de chienne abandonnée elle renifla le matelas à la recherche d'un souvenir. L'odeur de Diego n'y était plus. Toute nue elle s'allongea par terre, elle frissonna, sa pilosité se dressa. Un brouillard de camanchaca [1] couvrait sa raison, elle s'endormit.

 

Vers deux heures du matin un appel téléphonique la réveilla en sursaut.

 

À la pointe du jour, elle attendait assise sur une banquette devant la porte du bloc opératoire en pédiatrie. « Le chirurgien viendra vous voir » lui dit une jeune infirmière. Elle pensa à la vallée, aux couleurs rouges, vertes, jaunes, marron, violettes de la forêt.

 

Le médecin la conduisit dans son bureau, il l’invita à s’asseoir, un temps de silence, ensuite il lui annonça :

 

          Votre bébé est décédé, nous avons tenté une intervention cardiaque pour le sauver, mais…

          Il est mort à quelle heure ?

 

Comme seule réponse elle reçût le regard du médecin.

 

      L’infirmière vous conduira au bureau pour les formalités administratives.

 

Elle vit partir le médecin, l’infirmière la prit par le bras, elle se laissa porter. Elle demanda à voir son bébé. « Plus tard » répondit l'infirmière.

 

La porte s’ouvrit automatiquement, elle quitta l’ascenseur, un homme vêtu de blanc vint à sa rencontre.

 

      C’est pour le petit Matthieu ?

      Oui, répondit Monique.

 

Matthieu gisait dans une boîte grise, habillé en bébé. Elle toucha sa peau congelée.

 

Dans la rue, elle téléphona à sa mère. Le soir, elle retrouva ses parents qui pleuraient. Elle redevint enfant, la tête appuyée contre la poitrine de sa mère.

 

Sous une bruine dense, le ciel était bas, un corbillard avançait vers le crématorium, trois personnes le suivaient. Elle reçut les cendres dans une petite urne. Ses parents l’accompagnèrent jusqu’à Châteaufort. Elle resta seule, la maison lui parut immense. Pendant la nuit elle sortit dans le jardin, l'air était froid, son regard ne perçait pas l'obscurité. En contrebas, la Mérantaise coulait abandonnée par ses promeneurs. Monique s’en approcha avec l’urne qui contenait les cendres de son enfant, enleva ses vêtements et s’assit dans l’eau froide, mélangea les cendres à de la boue et badigeonna ses seins, appuya ensuite fortement ses mains contre sa poitrine jusqu’à sentir la douleur. Elle prit ce qui restait de cendres et les mangea. Ivre de désespoir, couverte de boue elle regagna sa maison.

 

Au bout d’une semaine, elle reprit son travail, à l’entrée des ateliers ses collègues l’attendaient avec un bouquet de fleurs. Elle fit demi-tour, rentra à Châteaufort, remplit une valise de quelques vêtements, quitta la maison, ferma la porte d’entrée.

 

Au cimetière de Castelnau-le-Lez, ce matin, un vent violent avait lavé l’espace et rendait le ciel intensément bleu. Les allées étaient silencieuses, les vieux cyprès déformaient le chemin avec leurs grosses racines, leurs branches presque nues avec des épines asséchées ressemblaient à de vieux chats en colère recouverts de teigne. Elle s’arrêta devant la tombe d’Éliane. Elle regarda les inscriptions sur les tombes : celui-ci est mort jeune ; là, l’épouse mourut à cinquante-six ans, son mari à soixante-dix-huit ans, connut-il la solitude ? Les grilles en fer forgé rouillé qui entouraient une vieille tombe protégeaient un vase plein de roses fraîches ; une stèle lisse sans inscription, seules persistaient des fleurs en porcelaine : des roses, une grosse pensée. Le vent soufflait encore et encore. Ce jour-là personne ne visitait les morts.

 

Elle s’arrêta devant la maison d'Éliane, une femme jeune surgit de derrière les arbustes, et s’approcha.

 

      Vous cherchez quelqu’un ?

      Non, je regardais seulement : ma tante habitait là.

      Quel est votre nom Mademoiselle ?

      Monique.

      Monique ! Je vous ai cherchée partout, j’ai trouvé une lettre pour vous, attendez !

 

La femme revint avec une enveloppe au nom de Monique, elle la lui tendit. Monique lui sourit. Elle prit un taxi qui la déposa au Pic Saint-Loup trente kilomètres plus loin. Au pied de la colline, elle commença une lente ascension, du haut elle regarda le vide, imagina sa chute, lut la lettre.

 

Épilogue

 

Les policiers recherchaient Diego pour l'interroger, ils voulaient des informations sur un de ses amis opposant au régime de Pinochet. Arrêté à Arica, il fut amené dans un hangar à la sortie de la ville, au bord de la route Panamericana. Sur un bureau il vit des matraques. Il n'attendit pas que les policiers l'interrogent, et par peur de se faire taper dessus, il avoua. La police de Pinochet recherchait un politique, elle découvrit un truand. Six ans après son retour au Chili, il fut condamné pour trafic de drogue, d'objets d'art et recel de bijoux. Lui qui voulait être oublié, apparut à la télévision chilienne, menottes aux mains, en compagnie de son blondinet de frère.



[1]Camanchaca : brouillard nocturne dans le nord du Chili.

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Cenizas 20. Relecture. Une histoire Chilienne.

Publié le par E.P.O.

 

Une longue nuit prépara Monique à la solitude.

 

Depuis des mois, Diego cherchait l'occasion de quitter la France. Il voulait rejoindre ses parents, leurs voix étaient un écho interminable dans sa tête : il fallait retourner dans son pays. Homme autrefois, il était devenu un enfant triste depuis la visite furtive de ses parents. Chaque jour il regardait sa femme, il la trouvait jolie “mais” imperceptiblement son amour se modifia. Monique finit par n'être qu'une Indienne telle que sa mère l'avait dit. Son trésor, il n'en voulait plus. La naissance de son enfant lui fit peur, elle lui signifiait un attachement durable à son épouse. La mauvaise santé de son fils lui donna une occasion, prier la vierge fut le prétexte. Le vrai miracle pour Diego c’était son bébé mal fichu, il tombait à point nommé. Il partait à jamais : il fuyait l'Indienne.

 

Le voyage se passa sans heurts sauf une légère frayeur par une forte secousse au-dessus de l’Atlantique. La vue majestueuse de l’Aconcagua, puis l’atterrissage dans une ville couverte d'une nappe de pollution et de chaleur.

 

            Santiago. Neuf ans, tant d'absence, il était ému. À l’intérieur d’un vieux taxi il parcourut les rues.

 

      D'où venez-vous monsieur ? demanda le chauffeur du taxi, curieux.

      De Francia, il répondit.

      Vous avez l'accent quand vous parlez castellano,  parlez-vous français aussi ?

      Oui ! Il répondit sèchement, agacé par des questions qui éveillaient le souvenir de son épouse.

 

Le chauffeur saisit le changement d'humeur et se réinstalla muet sur son siège. Il semblait fier d’être le chauffeur de quelqu'un qui arrivait de si loin. Diego redécouvrit la ville, ces paysages insolites, ces gens qui parlaient comme les poules, pour la première fois les remarques des argentins lui parurent vraies, l'accent des chiliens à Santiago évoque le caquetage d'un poulailler géant. À cette ville vieillotte, délabrée par endroits, il trouva un certain charme en regardant les vieilles églises, certains monuments et les anciennes architectures, la Moneda, la Bibliothèque Nationale. Santiago, une ville étendue, avec des contrastes de beauté et de laideur et partout des militaires. À Ñuñoa, il chercha le domicile de ses parents. Il descendit du taxi, le paya. Il regarda vers la montagne, à l’est de Santiago, les souvenirs revinrent : il se voyait enfant, il courait vers la porte du jardin pour fuir les coups de bâton qui lui marquaient le dos. Une rue poussiéreuse, il courait encore trouver les bras consolateurs de Camila, les jeux avec José. Il se voyait à l’asile psychiatrique entouré de la folie des pensionnaires. Sa conversion religieuse qui le réconfortait, les soirées à chanter aux carrefours de Puente Alto. Il tremblait, les jambes molles, les pas hésitants, peu avant de frapper à la porte d’entrée. Le moment attendu était là, il frappa à la porte, deux visages apparurent, deux sourires qui fêtaient l'enfant français de retour au bercail. Il eut un sursaut de conscience, il sut à cet instant que sa vie avait été sauvée de la déchéance par d'autres : Monique, don Nonato et la señora Camila qui étaient tous ailleurs, au-delà des montagnes et de l'océan Atlantique… Il voulut retourner en France. Trop tard.

 

Dès le lendemain, il réalisa le pèlerinage promis, il n'était pas question d'avoir des dettes avec le Très-Haut. À l’ouest de Santiago, sur la route qui menait à Valparaiso, se trouvait Lo Vasquez et sa vierge miraculeuse. Il avait une intention réelle qu’un miracle se produise ! Il n’avait par contre aucune intention d’assumer sa paternité. Après un long parcours à genoux, exténué, il arriva au pied de la Vierge. Il sortit d’entre les pages de son passeport une photo de son enfant qu’il montra à la Vierge, il lui demanda de guérir « son bébé » dont le prénom s’était effacé de sa mémoire.

 

Enchantés par leur enfant, par son retour aux sources. Ils l’imaginaient millionnaire, un type qui allait enfin accomplir leurs rêves. Soledad se rêvait reine, elle avait attendu si longtemps de devenir une bourgeoise. Auprès de son père elle n’était rien, son père n’était pour elle qu’un corps de bête sauvage, dont elle ignorait jusqu’à la mort. Lorenzo deviendrait enfin “un Monsieur”, un vrai. Las, Diego n’avait rien d’autre que son envie d’être auprès d'eux, le plaisir immense d’être de retour au Chili. Ses parents furent déçus. Au bout de trois semaines, comme jadis, Soledad le sortit de la chambre. Elle lui demanda de préparer ses affaires et d’aller s’installer à l’arrière-cour dans un cabanon infâme, réservé pendant longtemps aux poules.

 

      Si tu n’as pas d’argent, pas de chambre à l’hôtel, chez moi c’est pareil, t’as intérêt à chercher un travail.

      Je chercherai maman, je chercherai.

 

Diego se moula dans cette ambiance. Il était serein, avait l’impression de ne jamais avoir quitté Santiago. Son âme s’était endormie, il arrêta toute pensée, les évènements, les circonstances le guidaient. Il reprenait l’écriture de sa vie là où il l’avait laissée neuf ans auparavant. En France, il s’était libéré d’une carapace de bêtise, il avait construit son existence avec son propre élan. Son passage d’une langue à une autre, d’un lieu à un autre, suffisamment loin l’avaient-ils aidé à se trouver?

 

La France n’avait été qu’une parenthèse, Monique un rêve, son enfant malade un inconnu.

 

Diego renoua ses liens fraternels, Marcelino vint se montrer, il savait que son grand frère dépouillé de tout voudrait l’aider à mener à bien quelques petites affaires pour se faire de l'argent. Ce fut le cas. Marcelino lui donnait une adresse et un sac chargé de petites babioles, des antiquailles, « rien de très sérieux ». Diego se rendait à l’adresse indiquée, des gens lui tendaient quelques billets, parfois beaucoup de billets, en échange du sac. Il fit commerce avec son frère. L’un était voleur professionnel, l’autre le devint par nécessité.

 

      Marcelino, dit Diego, tant que nous en resterons à traficoter des ferrailles et des tableaux, je marche avec toi, mais si un jour tu te mets en tête de traficoter de la came j’arrête !

      Jamais je ne tomberai dedans, c’est pas un truc pour moi, fais-moi confiance.

 

Ils en restèrent à leur confiance fraternelle. Seulement ce “jamais” promis eut une limite.

 

Diego utilisa son caractère expansif, gentil pour élargir ses amitiés, bientôt il se trouva à fréquenter des gens aisés, une bourgeoisie coquette, avide de collections dont il fit partie. Parler français était un atout, il pouvait lire des catalogues de collections de peinture française, traduire certains ouvrages d’art. Il mena en parallèle le recel d’antiquités. Puis le hasard voulut qu’il passât, lui, d’objet de collection à l’amitié. Un intellectuel de gauche l’introduisit dans des cercles où les fins de discussions sur le monde et la vie en général finissaient en soirées chaudes. Lui, qui n’avait jamais vu de cocaïne, eut sur la poudre blanche un regard d’investisseur, il s’informa des prix. Son étonnement fut à la mesure de l’argent dépensé pour se la procurer. Lui, qui pendant quelques années avait eu une vie humble et un travail auprès des personnes handicapées, revoyait soudain mille palais, un destin de pacha, de “Don Diego”. Les deux frères parlèrent longuement des moyens de se procurer la drogue et de rester indépendants. Marcelino l’était depuis longtemps, il avait ses propres réseaux, Diego à son tour lui ouvrait les portes d’un autre monde, finis les petits trafics en boîtes de nuit, enfin des gens argentés. Ses yeux regardèrent la vaste avenue de Providencia puis un horizon barré par la proximité de la colline San Cristobal. Dans la rue, les passants devinrent des pigeons tout déplumés. Il imaginait, dans chaque main, les anses des sacs alourdis par le poids du duvet en argent et de plumes en or.

 

Entre son retour à Santiago et les affaires prospères, deux mois s’étaient écoulés. Diego et Marcelino étaient grisés par cet argent facile. Diego quitta le cabanon au grand regret de sa maman qui lui balança à la figure tous les saints et fils de putes possibles, un torrent de grossièretés, de malédictions.

 

      Connard, mal agradecido [1], que le diable te mène en enfer, fils de pute, maricón [2]. Moi qui me suis sacrifiée pour toi.

 

     La voiture d’un ami collectionneur l’attendait pour l’emmener vers son nouveau domicile au centre ville.

 

      Maman, on t’enverra de l’argent ! cria Diego.

 

Soledad reprit aussitôt son rêve d’un palais dont elle serait la reine.

 

Les affaires appelaient de nouvelles recherches. Des amis de Marcelino lui soufflèrent le nom d’un péruvien qui pourrait leur procurer la drogue. Sauf-conduit, passage des provinces, militaires gentils, lettres de recommandations auprès des autorités locales, ils obtinrent tout, moyennant un pourcentage sur les ventes futures aux hommes qui avaient du pouvoir. Ils firent un long voyage au Nord du Chili, dans une belle voiture allemande, de celles que les bandits achètent pour montrer que leurs affaires vont bien. À Arica, ils discutèrent avec un homme jeune qui était lié aux producteurs péruviens. Il donna une raison éthique au trafic de cocaïne, il parla, en murmurant, de la révolution, de la pauvreté des vallées andines du pays. Aucun commentaire sur l’honnêteté de chacun en matière de transaction, Marcelino et Diego étaient recommandés par des amis et cela suffisait. Ils parlèrent prix, la drogue fut payée d’avance. De retour à Santiago les frères se félicitèrent de la belle affaire.

 

De l'argent, ils en avaient, il fallait bien en profiter, ce fut le cas, l’été à Santiago s’annonçait beau. Depuis sa chambre Diego regarda vers la colline San Cristobal, l’air lui picotait le nez. Toujours enfermé à clé à l’intérieur de son nombril, il ne lisait pas les journaux, pas plus qu’il ne s’intéressait à la terrible répression qui s’abattait sur les chiliens des quartiers pauvres dans les premiers jours de septembre 1984. Les rues de Santiago et les banlieues misérables étaient envahies par les militaires. « Va caer », va chuter, criaient les opposants à Pinochet, qui depuis un an appelaient régulièrement à la démocratie. Diego passait toujours à côté des événements, le zeste de lucidité qui lui restait trouvait l’ambiance malsaine, elle l’était.

 

Au mois d’octobre profitant du début de l’été chilien, Diego emprunta la voiture à son frère, et suivit l’avenue Vicuña Mackenna jusqu’au cimetière General. Il visita la tombe de sa grand-père, sans émotion il y déposa un bouquet de fleurs. Ensuite il repris sa route vers El Volcan, une longue route poussiéreuse le conduisit au lieudit Baños Morales. Il voyait le haut sommet du Marmolejo. Sur place, il profita des bains d'eaux soufrées. De retour à Santiago, il fut alerté par son frère, les militaires le recherchaient. Il ne savait pas trop pourquoi ? Il avait pourtant donné les pourcentages promis sur les ventes de la drogue. Seulement, Diego oubliait presque son exil français. C’était ça ! Son passé récent le rattrapait, en particulier les amitiés politiques qu’il avait nouées avec les miristas [3]. Certes, peu concerné par les affaires politiques, il ne s’était collé aux gens du M.I.R. que pour profiter des soirées mondaines. Hélas ! Ceux qui le recherchaient ne le savaient pas et ils souhaitaient l’interroger au sujet d’un dirigeant qu’il avait connu dans la ville de Massy, en France. Diego disparut.



[1]Mal agradecido :qui ne sait pas remercier les gens qui se sont occupés de lui. Littéralement : non reconnaissant.

[2]Maricón : pédé, homosexuel.

[3] Miristas : militants du M.I.R.

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Dimanche, un bouquet d'hiver.

Publié le par E.P.O.

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UN BOUQUET D'HIVER

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Cenizas 19. relecture. 18 février 2013

Publié le par E.P.O.

Chaque matin, ils prenaient leur voiture pour se rendre au travail. En novembre, lors de l’un de ces trajets Monique dit à Diego : « et si on se mariait ».

 

VI

L’allée était belle, couverte des premières feuilles d’automne. Les grands arbres gémissaient dans leurs parures colorées, bientôt ils seraient nus offerts aux pluies et aux vents. Diego regardait le ventre de son amie, une colline en pentes douces se dessinait à peine, abritée par une robe ample.

 

Se marier, quelle idée ! Pourquoi pas ? Diego voulut profiter d'un tel événement pour faire venir ses parents en France. Il eut une soudaine envie de les inviter dans sa nouvelle vie. Il était fier de son travail d’éducateur. Désormais il allait tout leur montrer, surtout sa femme, cette belle femme française, ce cadeau de beauté et de douceur.

 

Lorenzo et Soledad reçurent deux billets d'avion pour Paris. Ils apprenaient après huit ans où se trouvait leur enfant. Dans le quartier, ils répandirent la nouvelle, « Diego esta en Francia ! » Il devait être riche ou quelque chose comme ça, parce que la France est un pays riche. Ils étaient heureux, ce voyage consacrait, d'après eux, toutes les attentions qu'ils avaient procurées à leur fils. Ils y voyaient une récompense à leur dévouement de parents.

 

L'aéroport de Roissy leur parut immense. Diego les attendait, il passait la tête par les portes de la douane, revenait sur ses pas dans le couloir, trépignait d'impatience. Dans le flot des voyageurs, il les entraperçut, son cœur battait fort, les souvenirs des maltraitances de l'enfance n'avaient pas résisté à l'oubli. Il vit deux personnes vieillies. Les embrassades, les accolades, les retrouvailles étaient sincères. Soledad qui s'attendait à parcourir plusieurs kilomètres en autobus, demanda à Diego s'il habitait loin de l'aéroport, mais elle eut un sourire éclairé devant la perspective de voyager dans La Voiture de son fils. Soledad, installée à l’arrière, telle une reine, dégusta le paysage de la mégapole parisienne et ensuite celui de la campagne.

 

La voiture grimpa les derniers mètres puis roula lentement sur le plateau en bordure de la vallée. Elle s'arrêta devant la maison, Monique les attendait. Diego la présenta à ses parents, Lorenzo la regarda, la dévisagea, lui trouva la beauté d’une pute et la douceur d’une vierge, il l’embrassa et félicita son fils. Soledad la regarda aussi, un regard sévère, profond, elle l’examina depuis les pieds jusqu’à la tête. Elle trouva sa peau belle mais trop basanée, ses yeux beaux mais trop marron, ses cheveux magnifiques mais trop noirs, son visage doux et beau mais trop indien. Elle bascula du côté des « mais », elle cessa de sourire. Un malaise l’envahit, elle faillit s'évanouir. Elle fixa les yeux de Diego, prit sa tête entre ses mains et lui murmura à l'oreille : « t’as été la chercher à Temuco [1], on dirait une Indienne ». Diego ne protesta pas. Lorenzo se montra ravi, sympathique, câlin même. Tout ce côté gentil reposait sur l’idée qu’une fille si typée ne pouvait qu’être une pute, une pauvre fille ignorante, que son fils méritait plus que ça. La journée fut longue pour Monique, inconfortable pour Diego, qui pensait avoir une fille sortie du paradis. Ses parents regardaient Monique du plus profond de leur racisme ordinaire, très répandu au Chili. Le soir alors que Monique avait préparé une belle chambre, Soledad demanda à Diego de les amener ailleurs, dans un hôtel. Ils furent accueillis à Massy chez Manuel, un chilien qui vivait aisément de sa situation de permanent politique, une grande gueule, un révolutionnaire de bureau. Soledad et Lorenzo passèrent la nuit à discuter.

 

      Moi, je m'attendais à trouver une fille blonde, mais là une negra, c'est trop ! dit Soledad.

      Qu'est-ce que tu veux, celui-là n'a jamais su choisir, pourtant il y a tellement de jolies filles!

      J'aimerais visiter Notre-Dame de Paris, après nous rentrons chez nous.

 

Lorenzo, en réalité, trouvait sa bru très belle, mais son préjugé ne pouvait lui accorder que des qualités négatives : india, fea, negra, estupida [2], aux habitudes sexuelles perverses, cette dernière qualité l'arrangeait, il avait peut être une chance de... Le lendemain, Diego alla les rechercher chez Manuel qui, vomissant toute sa méchanceté sur Monique, donna raison en tout point aux parents. Ils argumentèrent auprès de leur fils que sa copine les mettait mal à l'aise. Les raisons des parents étaient ignobles, Diego le savait. Arrivés à Châteaufort, ils entrèrent dans la maison sans même regarder leur bru, Monique ne comprenait toujours pas pourquoi ses futurs beaux-parents ne lui adressaient plus la parole. Diego voulut dire que c'était un malentendu, mais comment dire à sa compagne : “mes parents ne te trouvent pas assez bien pour moi”. Il voulut les défendre : « mes parents sont des gens gentils ». Il voulait simplement leur trouver quelques qualités, auxquelles il ne croyait pas. Soledad ne souriait plus, elle passa l’après-midi enfermée dans la chambre, Lorenzo passa l’après-midi à se peloter les couilles pour montrer à Monique son désir à nouveau réveillé. Il fallait l'excuser, il n’avait plus de rapports sexuels avec son épouse qui, elle, avait décrété depuis des années qu’une femme pouvait redevenir vierge. Soledad bouchait chaque jour l’orifice de son vagin avec de la toile de jute. Elle pensait que le Très-Haut serait reconnaissant de sa fidélité bigote au moment de rendre compte de sa vie terrestre. Ils restèrent en France une semaine.

 

À l'aéroport Diego leur raconta pourquoi il les avait fait venir.

 

        Je voulais que vous assistiez à mon mariage.

          C'était une bonne idée. Dis-nous, demanda Lorenzo, c’est une Indienne.

      Non !

      Non, tu dis non ! ajouta Soledad, pourtant t’as vu ses cheveux, ses yeux, ses pommettes.

      Elle est du sud de la France, dit Diego.

      Du sud du Chili plutôt, Soledad riait.

      Je pensais que les Françaises étaient blondes ?

      Pas toutes, papa.

      Toi t’as mal choisi alors.

      Monique sera ma femme !

        Et bien si c’est comme ça, ne viens jamais nous voir au Chili avec elle ! cria Soledad.

 

De retour chez lui, Diego expliqua à Monique qu’ils iraient, peut-être, se marier au Chili. Elle fut terrifiée à l’idée de revoir ses beaux-parents. Ce fut une idée sans lendemain. Ils se marièrent quand même, sans parents mais entourés d'amis.

 

Début mai, le printemps était doux, les primevères envahissaient le paysage, de grandes aquarelles jaunes, blanches, roses s’offraient à leurs yeux. Diego ramassait des fleurs tandis que Monique continuait lentement le sentier qui longeait la rivière. Leur promenade les amenait de Châteaufort jusqu’aux environs de Voisins-le-Bretonneux. Fatiguée par un ventre proéminent, Monique voulait que sa grossesse se termine. Ce fut en promenade, ce dimanche en plein après-midi alors qu’elle marchait lourdement, son utérus se contracta, Diego accourut, des passants aussi, ils les amenèrent à la maternité de l’hôpital d’Orsay.

 

Dans la salle de travail, la sage-femme lui demanda s’il fallait prévenir quelqu’un, « personne » répondit Monique, qui ne voulait pas encore renouer avec sa famille. Seule, dans une salle aux odeurs d’alcool, les contractions l’amenaient à chercher quelque main compatissante. Diego n’était pas là, à ses côtés, il préféra rester dans un coin éloigné de la salle de travail. L’enfant naquit, elle ne put l’entendre pleurer. Diego fut invité à lui donner le bain, à le sécher et à le donner à son épouse. L’enfant trouva sa mère, cette rencontre ne dura pas, après quelques heures, il lui fut enlevé pour l’aider à respirer, mais l’aide donnée n'était pas suffisante. Monique voulut se relever, Diego voulut aller aux nouvelles, la sage-femme les invita à rester, l'une allongée dans son lit et l'autre assis dans un fauteuil. Les minutes furent des heures, ils restèrent dans la chambre de la maternité, le berceau vide. Tard dans la nuit, un médecin entra :

 

      Ma petite dame, votre enfant a eu un problème, nous ne sommes pas équipés de machines respiratoires, il ira à Machin, un très bon hôpital parisien. Malheureusement vous devrez rester avec nous, votre mari pourra suivre l'ambulance.

 

Diego regarda Monique, un regard vide, il partit. Elle entendit le hurlement d’une sirène, vit les gyrophares bleus d’une ambulance s’éloigner. Une semaine plus tard Diego la conduisit voir leur bébé, ils l'appelèrent Matthieu. Dans une bulle de verre, elle vit le corps de son bébé perforé d’aiguilles. Au talon une aiguille supportait un tube, la surface de sa tête pleine d’électrodes, sur sa poitrine frêle il y en avait autant, c’était un bébé aux limites, sur la ligne de la frontière entre la vie et la mort. L’infirmière, une dame aux épaisses lunettes, d’un âge certain, l’invita à le toucher en passant ses mains par deux ouvertures, ses mains étaient gantées, elle le caressa ; le bébé souriait. Elle revint chaque jour, elle le caressait sous le regard d’une psychologue qui lui disait :

 

      Il faut lui parler, il faut le toucher, il vous sent.

 

Un matin de visite ordinaire, elle remarqua que l’oreille droite de son bébé restait pliée, Diego répondit que de toute façon il trouvait que l'enfant avait une drôle de tête. Elle demanda à voir le médecin qui les accueillit.

 

      Il a un problème d’oreille, elle est mal formée ? Quand est-ce qu’il quittera l’hôpital ? demanda pêle-mêle Monique.

      Pas encore, nous avons quelques petits examens à faire.

      Quels examens ?

      En fait, il a aussi un problème cardiaque, une trachée étroite qui l’empêche de respirer correctement, comme vous l’avez vu, nous lui avons fait un petit trou pour lui permettre de mieux respirer.

      Est-ce grave ?

      Un petit peu, il faudra attendre quelques mois pour savoir s’il est tiré d’affaire !

 

Monique et Diego, qui restaient muets, se levèrent pour partir, le médecin les retint.

 

      J'ai demandé un examen auditif hier car nous pensions qu’il pouvait y avoir un problème. J'ai les résultats.

      Alors ?

      Et bien il y a de fortes chances pour qu’il ait une déficience auditive profonde.

 

C’était un langage de médecin, cela voulait dire que l’enfant était sourd. Le médecin s’excusa mais il avait une visite à faire. Les jeunes époux restèrent assis, abasourdis. Ils ne comprenaient rien, des mots nouveaux envahirent leurs pensées.

 

Monique était devenue maman d’un bébé entouré de soins médicaux, un bébé tube, un bébé sourd, un bébé avec une anomalie cardiaque, un bébé trachéotomisé, un bébé avec une seule oreille, un bébé avec une mâchoire étroite, une bouche minuscule. « Son bébé », lui répétait chaque jour l’infirmière.

 

      C’est votre bébé, vous apprendrez à l’aimer, à vous en occuper, il vivra s’il sent qu’il est aimé.

 

Rien n’était vraiment faux, puisque Monique pensait tous les jours à son bébé mal fichu. Au quinzième jour, Diego montra à Monique un passeport chilien et un billet d'avion.

 

      Tu pars en voyage Diego ?

      Oui ! Je pars demain au Chili, j'ai envie d'aller prier une Vierge, la Vierge de Lo Vasquez. Nous disons au pays qu'elle fait des miracles, peut-être que ça marchera pour notre bébé.

      Et moi je reste seule, pourquoi ne pas aller prier ensemble à l'église de Châteaufort ?

      Parce qu’au Chili les miracles existent vraiment.

 

Une longue nuit prépara Monique à la solitude.



[1]Temuco : ville du sud du Chili, capitale de la 9ème région, une région historiquement  habitée par les Mapuche.

[2]India, fea, negra, estupida : Indienne, laide, noire, sotte.

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Affiche de la Journée d'Etudes. RAMSES

Publié le par E.P.O.

Sans titre
RAMSES
par E.P.O.

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Cenizas 18.Relecture. Dimanche 17 février.

Publié le par E.P.O.

Autrefois, au dix-neuvième siècle, il était vraiment plus gros, quelques traités territoriaux avec l’Argentine le firent maigrir. Les frontières définitives furent négociées : les frontières naturelles scellèrent les territoires de chaque pays, une sorte de partage des eaux à partir des cimes les plus hautes. Pas de chance, les sommets les plus élevés se trouvaient bien au-delà des frontières connues jusque-là. Le Chili dut céder des milliers de kilomètres carrés à l’Argentine, il se trouva vers l’ouest les pieds dans l’eau de l’océan Pacifique, avec une barrière géante à l’est, oui cela faisait joli une vallée longitudinale interminable. Diego aurait voulu oublier ses origines, il arrivait à la limite de l’oubli grâce à des gens qui le connaissaient, auxquels il avait déjà raconté d’où il venait. Et voilà une nouvelle personne… Vas-y raconte encore une fois d’où tu viens !

Monique ne fit pas exception, elle demanda, il raconta. Son père était un employé, il travaillait dans un grand journal de Santiago. Il aimait présenter son père de la sorte, en réalité il était ouvrier, mais au Chili le mot employé faisait chic. Son père se disait journaliste parce qu’il chargeait chaque nuit les camions avec des paquets de journaux à distribuer. La biographie de son père il l’arrêtait là. Il avait trois frères et une sœur, tous plus ou moins dans le commerce. Il travaillait dans le centre depuis quatre ans.

 

Au premier printemps, Diego emmena Monique cueillir les jacinthes sauvages qui tapissaient d’un violet profond l’orée des bois, un parfum doux emplissait l’air. Ils faisaient de grands bouquets, les fleurs aussitôt cueillies s’affaissaient, les clochettes étaient délicates. De retour à la maison, ils étêtaient des bouteilles plastiques, vases improvisés qu’ils remplissaient d’eau fraîche. Dans la salle à manger, belles et parfumées, les fleurs se redressaient puis jour après jour se décoloraient jusqu’à trouver une couleur blanche, enfin elles dépérissaient.

 

Ils s’étaient promis l’amitié, mais ils étaient devenus prisonniers de leur promesse.

 

      Nous serons amis-amis toujours, rien ne viendra altérer notre amitié, affirmait Diego d’une voix douce.

      Rien ! confirmait Monique.

      Même si nous éprouvons d’autres sentiments un jour.

      Même !

 

Ils se tenaient par la main dans les grandes allées de la forêt de Rambouillet, elle appuyait sa tête contre son épaule, il sentait la tendresse de Monique. L’amitié, rien que l’amitié. Ils se réveillaient à l’aube côte à côte dans le fauteuil du salon, aucun n’avait voulu partir dans sa chambre. Elle attendait derrière la porte des toilettes . « Dépêche-toi ! », elle le priait, il pétait, elle riait, « jamais ça dans mon lit ! » Il tomba malade toute une semaine, elle le veilla comme un ange, lui rappelait de prendre ses médicaments, lui préparait une tisane. Il mettait dans la machine à laver pêle-mêle ses slips et les belles culottes de Monique. Avant d’étendre les vêtements, il s’extasiait devant la lingerie de son amie en rêvant à plus... Le matin, au petit-déjeuner, ils se promenaient nus. L’amitié rien que l’amitié, toujours.

 

Fin avril, ils marchèrent longuement du côté de Bonnelles, à la recherche du muguet, ils se regardaient intensément, volcans traîtres, cônes enneigés qui occultaient la sève intense du désir. Ils voulaient paraître amis, ils traversaient sans le dire la frontière vers la passion amoureuse.

Il se réveilla au milieu de la nuit le pénis en érection, il sortait d’un rêve érotique. Monique sortait de la maison lui faisait signe ils se trouvaient dans les champs allongés l’herbe douce caressait leurs corps nus à présent elle voulait jouer à faire la chienne il s’approcha à quatre pattes prêt à la pénétrer des chevaux surgirent les obligeant à courir à quatre pattes il voulut sauter par dessus la rivière sans succès des eaux montantes l’amenaient vers sa perte. Du rêve il ne retint que le corps de Monique près de lui, il songea un instant à aller la rejoindre.

 

Monique s’endormait difficilement, elle s’inventait les mains de Diego qui la caressaient doucement, se tourmentait d’avoir fait une promesse si définitive. À minuit, pleine de sueur, elle en appelait au Très-Haut pour qu’Il la console et l’apaise. Vierge encore, elle avait des pensées érotiques précises, simples, qui suffisaient à son ignorance charnelle. Dieu la conseillait d’une voix compréhensive et sévère, « ne flanche pas, ce qui est dit est dit ». Elle touchait son vagin humide, si son âme comprenait la demande divine, son corps n’obéissait pas, il continuait à cheminer secrètement vers la cime de son désir.

 

Un lundi matin, dans la voiture de Diego, ils roulaient sur une belle route qui montait et descendait les pentes douces des vallées : ils partaient travailler. Pour leurs collègues, ils étaient un couple. Tout le monde attendait les bonnes nouvelles, sauf eux-mêmes, « à quand le mariage, à quand le bébé ». Séparés par leur travail, ils parcouraient les ateliers afin de s’entrevoir.

 

Monique accueillit Nathalie, la femme forte, à l’haleine chargée, elle pleurait. Une bande des loubards l’avait embêtée à la gare de Gif-sur-Yvette. Ils avaient des gros couteaux, l’avaient plaquée contre un mur et caressée partout. Elle avait très peur et demanda à Monique si elle pouvait l’accompagner jusqu’à la gare. Au courant de l’histoire, le directeur dit à Monique d’avertir plutôt ses parents, de ne pas s'en mêler. Mardi matin, aussitôt entrée dans l’atelier Nathalie se précipita vers Monique pour lui demander de l’aide, elle s’était encore fait embêter par les loubards la veille, toujours à la gare de Gif-sur-Yvette. Monique alla encore une fois rapporter au directeur la plainte de Nathalie.

 

          Écoutez Monique, je vois que les parents délaissent cette pauvre fille, le mieux serait de l’attendre discrètement à la descente du métro, de la suivre et d’intervenir auprès de ce groupe d’emmerdeurs.

      Si vous me le permettez, je demanderai à Diego de m’accompagner ce soir.

          D’accord mais ne vous perdez pas, ajouta-il avec un sourire entendu.

 

Monique et Diego attendirent sur le quai l’arrivée du métro. Ils virent Nathalie descendre, ils voulurent la rejoindre pour la protéger des mauvais garçons. Elle avançait vers la sortie de la gare nonchalamment, une femme d’une soixantaine d’années vint à sa rencontre, elles se firent la bise, marchèrent ensemble jusqu’à une voiture bien entretenue, un modèle ancien, montèrent. Monique et Diego virent la voiture s'éloigner, ils se regardèrent, pas de chance, leur héroïsme servirait plus tard. Le lendemain Nathalie aborda Monique avec la même plainte : des garçons avec des couteaux de boucher l’avaient plaquée contre un mur à la gare, la veille. Monique caressa la tête de Nathalie et lui demanda de raconter encore. Nathalie passa très vite sur cette histoire de violence qu’elle subissait tous les soirs à la gare. Elle raconta qu’elle habitait avec son papa et sa maman. Elle était âgée de trente-sept ans, jamais un garçon ne lui avait déclaré l'amour. Elle aimerait bien un jour connaître Paris, aller au cinéma avec ses collègues de travail, partir en vacances toute seule.

 

      Mais que fais-tu de l’argent que tu gagnes au travail ?

      Je le donne à mes parents qui le mettent à la banque.

      Mais tu ne dépenses jamais rien ?

      Oh non ! Pourtant j’aimerais bien, je voudrais m’acheter une chaîne hi-fi.

          Et alors pourquoi ne t’achètes-tu pas une chaîne ?

      Parce que mon papa dit que je n’en ai pas besoin.

      En as-tu besoin ?

      Oui, je veux une chaîne hi-fi, écouter mes disques, de la musique.

          Tu as beaucoup de disques ?

      Non, pas un seul !

      Pourquoi ?

      Parce que ma maman dit que je n’en ai pas besoin.

      Tu habites où ?

      J’habite avec mon papa et ma maman.

 

Le lendemain elle raconta encore l’agression, les gros couteaux de boucher avaient diminué de taille, le groupe qui l’agressait était devenu un homme qui l’agressait. Elle continuait cependant à parler avec Monique. Les vêtements de Nathalie étaient récupérés au Secours Populaire, parce qu’il fallait garder l’argent pour après, pour quand ses parents seraient décédés et qu’elle resterait toute seule. Nathalie, qui aimait beaucoup ses parents, n’osait pas protester. À cause de son haleine puante, elle savait que ses collègues évitaient de la regarder en face. Les gens  évitaient de parler avec elle pour ne pas la voir baver. Elle avait envie de tout et ne possédait rien.

 

Le surlendemain, Nathalie parla d’un homme qui lui montra de loin un couteau, mais elle n’était pas très sûre, « c’était peut-être pas un couteau hein ? peut-être un crayon ? » Nathalie demanda à Monique de parler à ses parents et de leur dire qu’elle voudrait aller chez le dentiste, avoir du dentifrice et une brosse à dents. Monique rencontra les parents. Les parents répondirent que Nathalie avait toujours envie de quelque chose, mais pour eux, qui étaient déjà vieux, il ne fallait pas gâcher l’argent. Qui s’occuperait de Nathalie après leur mort ?

 

Aux pauses de la journée, Nathalie suivait tel couple qui allait s’embrasser, se caresser et faire l’amour discrètement dans un recoin. Le sexe, la vie sexuelle des personnes handicapées se déroulait dans l’enceinte des ateliers, un coin derrière les machines, dans les vestiaires avec la complicité d’un collègue qui gardait la porte, dans les toilettes qui restaient indéfiniment fermées de l’intérieur. Ils riaient, ils étaient nombreux devant la porte à entendre des gémissements de plaisir.

 

Août. Monique était en vacances, ses premières vacances. À la maison, elle aimait dormir, se coucher tard, écouter les chansons de Barbara. Diego était parti dix jours dans le sud de la France voir des amis chiliens ; elle se trouva seule. 

Elle se rappela les lèvres masculines, appuyées sur les siennes, qui repoussaient sa tête contre le tronc d’un arbre à Castelnau-le-Lez. À Cernay-la-Ville,  elle alla à l'église. Soudain elle se retrouva devant lui, les lèvres tremblantes, les bras pendants le long de son corps, un visage beau, jeune qui lui disait « Viens ». Dans le jardin derrière l’église, bordé de murs en meulière, elle se laissa embrasser, ferma les yeux, dans sa tête se forma l'image de Diego, l’idiot dans le Sud à rigoler des blagues bien grasses des autres chiliens. Le visage de son amour chilien prenait toute sa pensée, elle était passée d'une amourette d'adolescence à l'amour. Elle avait envie de Diego mais la puissance de son désir sexuel la faisait tomber dans d'autres bras. Elle embrassait un autre, posait ses lèvres charnues sur des lèvres étrangères. Surprise, elle se défit de l’étreinte, il l’empêcha de gagner la sortie du jardin. L’homme ne voulait pas rater ce corps qui venait s’offrir. Ils se trouvèrent à terre, se débattirent. Elle le griffa au cou, il lui releva la jupe et tira la culotte sur le côté. Il secouait de ses spasmes la jeune femme qui s’apercevait trop tard de son illusion : c’était un autre qu’elle aimait. Un regard bleu se posa sur Monique, elle le quitta, alla ensuite au confessionnal.

 

Sa virginité perdue dans le jardin d’une église, loin des scénarios romantiques qu’elle s’était créés pendant toutes les nuits d’attente auprès de Diego. Diego qui aurait dû l’obliger à faire l’amour, Diego qui aurait dû poser ses lèvres brûlantes sur les siennes. Elle abhorra l’homme qui l’avait dépucelée.

 

Diego revint du Sud de la France, il fut surpris de la fougue sans retenue que lui proposa son jeune amour, de la décision de Monique de rompre leur promesse. Leur érotisme, leurs étreintes sexuelles, l’amour, illuminèrent leurs corps.

 

Ils partirent encore un temps en vacances, c’était la dernière semaine d’août. Elle voulait lui montrer la baie du Mont-Saint-Michel. Ils louèrent une chambre à Saint-Jean-le-Thomas, à quelques mètres de l’endroit où les parents de Monique passaient autrefois leurs vacances. Ils pouvaient entendre le ressac des vagues ou apprécier le silence de la baie à marée basse. Ils s’aimaient. La dernière nuit avant le départ pour Châteaufort, ils se promenèrent au bord de la plage, le sable était frais, ils marchèrent longuement, ils étalèrent une grande couverture sur le sable et s’allongèrent. C’était le samedi  25 août 1983, pour Diego une éternité d’années vécues en France. Ils se disaient des mots d’amour définitifs. Leurs yeux regardaient l’univers, les étoiles filantes suscitèrent en eux des vœux secrets, puis elle lui murmura à l’oreille « un enfant, donne-moi un enfant ».

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Cenizas 16. Relecture. 15 février.

Publié le par E.P.O.

La mère, incrédule, avait dans ses mains un message simple à la lecture duquel aucun amour, aucune haine ne transperçait. Sa fille était partie. Le père, un cheminot effacé ne dit rien. Dans sa tête, il était déjà à son prochain voyage, à conduire quelques centaines de kilomètres plus loin la motrice Toulouse-Paris. Son sentiment de père s’était endormi. Il ne voyait dans sa vie que la perspective étroite des rails à l’horizon, les seuls virages que prenait son existence étaient ceux des courbes sinueuses épousées par le train dans les paysages qui le menaient vers Paris. Entre son travail et ses jours de repos, il regardait la télévision qui le faisait voguer d’image en image, jusqu'à ce que sa main droite gagnée par la somnolence laisse tomber dans l’interstice du fauteuil sa télécommande. Puis sa main gauche glissait dans son slip. Il était fatigué.

 

Angélique ouvrit la porte de la maison, son épaule appuyée au chambranle, elle regardait les champs, quelques vignes pas encore vendangées.

 

 

Dans le train, Monique rangea sa valise puis s’assit. À Montpellier, elle alla au premier hôtel qui se présenta en sortant de la gare, elle y passa la nuit. Tôt le matin, elle prit un petit-déjeuner dans la salle à manger, un endroit vieillot mais propre. Elle but son premier café loin de sa maison. Le propriétaire qui la regardait depuis la réception vint la retrouver.

 

      Où allez-vous mademoiselle ?

      Je vais à Paris, répondit Monique.

 

Il la laissa tranquille.

 

Vers neuf heures du matin, elle quitta l’hôtel. Un taxi l’amena jusqu'à la rue de l’Éclair à Castelnau. Elle demanda au chauffeur de s’arrêter devant la maison de tante Éliane et de l’attendre. Elle y retournait un an après. Ses mains accrochées aux barreaux du vieux portail sentirent le métal froid et rugueux. Une clarté diurne aux couleurs automnales enveloppait le deuil de Monique, un jardin en friche, une haie qui était montée trop haut, un gazon desséché, du foin pour les vaches. Un poirier presque nu, au pied duquel des dizaines de poires asséchées, blettes, dévorées par une danse interminable de guêpes frénétiques, qui décomptaient désormais leur temps de vie. Au fond de l’allée la maison vide.

 

Elle demanda ensuite au chauffeur de la conduire au cimetière. Devant la tombe de tante Éliane elle se mit à genoux, avec ses mains elle fit un trou dans la terre, enterra des feuilles de papier, un joli stylo et l’espoir que l’âme morte puisse communiquer par écrit avec les vivants. Elle imaginait un jour recevoir une lettre de l’au-delà.

 

À dix heures et demie du soir, après une journée d’errance entre Montpellier et la mer, elle prit le train pour Paris. À sept heures du matin, elle arriva à la gare de Lyon. Aussitôt, elle partit en R.E.R pour Palaiseau. Un taxi la déposa devant un Centre d’Aide par le Travail. La secrétaire, une femme sexagénaire, soupçonna en Monique une fille pieuse à l'énorme broche en forme de crucifix qui ornait le col de son manteau. Elle fut reçue par le Directeur. Après lui avoir expliqué ce qu’était un C.A.T., il demanda à un homme d’une trentaine d’années de lui montrer les ateliers où des personnes adultes handicapées mentales travaillaient. Elle regarda tous ces visages qui la regardaient avec insistance, curieux et souriants. Tour à tour elle était prise soit pour une nouvelle travailleuse, soit pour une nouvelle éducatrice. Ces quiproquos l’amusaient, ils étaient importants puisque malgré sa beauté, son port droit, sa taille moyenne, ses beaux cheveux noirs, sa voix mélodieuse, rien ne la différenciait des autres, éducateurs ou personnes handicapées mentales. Confuse par manque de sommeil, heureuse, elle se sentit à son aise

 

À midi, elle fut invitée à déjeuner à la table des éducateurs. Des mains qui s’approchèrent des siennes. Elle serra les mains de toutes les personnes handicapées qui travaillaient. Elle devenait la star de la matinée « t’as vu la nouvelle ? » La présence de Monique était un événement. Au cours de l’après-midi, le Directeur lui fit part de sa décision de l’embaucher. Le tout petit salaire proposé et l’argent donné par sa tante Éliane suffisaient à son bonheur. La question du logement l’inquiéta, elle en fit part au Directeur, lequel la répercuta auprès des éducateurs. Ils furent trois à vouloir la dépanner. Le plus intéressé fut l’homme qui l’avait introduite dans les ateliers le matin. Comme les autres il l’avait trouvée belle.

 

Il louait depuis quelques années une maison à Châteaufort, à une vingtaine de kilomètres du travail. Elle pourrait y rester le temps de trouver un logement. L’homme habitait seul, quelques meubles par-ci, quelques meubles par-là. Il lui montra la chambre : un matelas par terre, un vieux banc en bois à côté d’une fenêtre. Derrière les vitres, elle voyait une rivière, la Mérantaise, un champ qui s’étalait en longueur, le versant doux et boisé de la vallée étroite. C’était le premier automne de sa vie seule.

 

Diego dressa la table. Au milieu une bouteille de vin rosé. Il remplit deux verres qui s'embuèrent, il en offrit un à la jeune fille, ils trinquèrent à l’avenir. Grisée, Monique s’excusa de fausser compagnie à son hôte. Dans la chambre, elle tira le banc devant la fenêtre, s’assit, pencha son buste, posa ses bras contre le rebord, un sourire fut perceptible au coin de sa bouche. “Je suis dans un endroit que je ne connais pas, avec un homme que je ne connais pas, dans une maison qui n’est pas la mienne…c’est ce que je voulais…être ailleurs”. Elle s'endormit.

 

Dans un atelier de conditionnement, elle organisa le travail de treize personnes handicapées mentales : des trisomiques, des déficients intellectuels qui avaient depuis toujours connu des centres spécialisés et abouti tout naturellement en ce lieu qui les protégeait en leur donnant un travail simple ; malades mentaux qui quittaient l’hôpital ou leur foyer thérapeutique pour la journée. Le travail leur permettait d’avoir un peu d’argent.

 

Dans l’atelier, il fallait mettre sous enveloppe toutes sortes de prospectus publicitaires. Quand le tas de feuilles et d'enveloppes s'épuisait on allait en chercher d'autres et on reprenait le travail. Chaque personne produisait à son rythme, ceux qui travaillaient plus étaient mieux payés. Au bout du compte ceux qui travaillaient le plus avaient la même somme d’argent que ceux qui travaillaient le moins. La différence résidait dans la manière dont l’argent arrivait dans leurs poches. Ceux qui travaillaient moins avaient une allocation adulte handicapé plus importante qui compensait leur lenteur au travail. Le jour de la paye, qui était le dernier jour travaillé du mois, tout le monde faisait la queue devant le bureau du comptable. Ils recevaient en mains propres leur fiche de paye et l’argent en liquide gagné réellement à travailler. Chacun comparait la quantité de billets reçus, cela créait des différences : les forts au travail, les moins forts et les “qui ne travaillaient pas”. Les classes laborieuses se divisaient, des groupes se constituaient, chacun se reconnaissait dans l’enveloppe du collègue.

 

Parmi les travailleurs il y avait Nathalie, une grande femme, grosse, forte, à la démarche lourde. Elle était forte en tout, en odeurs surtout. Ses vêtements puaient, ils dégageaient une odeur tranquille de fond de poubelles mal lavées, de sa bouche l’air expiré contenait tous les germes qui décomposaient la nourriture, ses dents étaient recouvertes d’une couche de quelque chose de jaune, mou. De près, l’odeur de sa bouche laissait croire que cette couche molle était de la merde qui se déposait en provenance de ses intestins. À vrai dire, elle pourrissait. Nathalie s’accoudait à l’établi, le tas de prospectus qu’il fallait mettre sous enveloppe l’attendait, elle regardait Monique. La bouche ouverte, des yeux ronds, tout ronds envoyaient des S.O.S. Monique se déplaça pour l’inciter à travailler, elle s’approcha lentement, intimidée par la masse d’une femme-tas. Elle se plaça à côté, lui prit la main doucement et lui dit de travailler. Nathalie se retourna, ses longs bras tentaculaires l’enlacèrent, elle ne put reculer, le poids d’une tête immense sur son épaule, d’énormes larmes chutaient sur le sol, Nathalie pleurait. Monique lui releva la tête et eut en même temps que la confidence l’odeur pestilentielle de la bouche de Nathalie. Elle se dégagea de l’étreinte éléphantesque, traversa les ateliers en direction des toilettes. Elle vomit, mais elle avait gagné l’amour de quelqu'un.

 

Entre temps, Diego profita de la présence de Monique pour dépoussiérer la maison, il arrêta d’inviter ses amis du M.I.R qui haïrent infiniment « esa guevona francesa que te vuelve guevon » [1]. La maison devint belle. Le séjour provisoire à Châteaufort s’éternisait, ni Diego ni Monique ne semblaient pressés de se quitter. Leur présence quotidienne bâtit des habitudes : ils partageaient le loyer, ensemble ils faisaient leurs courses, ensemble ils préparaient à manger, ensemble ils partaient au travail, partageaient les frais d’essence. Elle lui acheta une chemise et un pantalon qui changèrent son allure, il la remercia, plus encore le soir après avoir eu de nombreux compliments au travail. Il lui fit apprécier les promenades en forêt, leurs pas nonchalants faisaient craquer les brindilles sèches, quelquefois dans les chemins de grande randonnée, des marcheurs pressés dérangeaient leur contemplation, ces petits riens : le vent dans la cime des arbres, les feuilles qui virevoltaient, un ciel bleu dans une journée froide, la découverte d’un tapis de primevères en plein hiver, des odeurs.

 

Elle quittait son travail, elle rentrait chez elle, auprès d’un ami qui l'attendait désormais. Un ami qu’elle trouvait chaque jour plus charmant, plus beau, plus gentil. L'intimité : occuper les toilettes à la suite de l'autre et sentir l’odeur persistante de ses excréments, la même salle d’eau, un repas le soir, le réveil matinal les cheveux hirsutes, le regard encore incertain, demander à quelqu’un « as-tu bien dormi ? »

 

Lui, un homme brun avec un accent qui incitait les gens à demander « mais vous, d’où venez-vous ? » Il venait du Chili, un pays du sud de l’Amérique du Sud. Un pays maigre, long, très long, une sorte d’arc frêle.



[1]La conne française qui te rend con.

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Cenizas (cendres) 15 . Relecture.10 février 2013

Publié le par E.P.O.

Le lendemain matin, l’air chaud lui caressa le visage, plusieurs mouches dansaient dans la lumière, elle les trouva charmantes, des anges noirs. Elle se leva, alla d’un pas léger vers la salle de bain. Le miroir lui renvoyait son propre regard, son désir, mais pas sa beauté matinale. « Pas belle, pas belle du tout, laide même », se disait la beauté brune, les cheveux ébouriffés. Ses yeux cillaient, pleins de lumière solaire. Elle reprenait son corps sous la douche, l’eau tiède parcourait doucement sa peau, elle appréciait immensément ce moment, un savon de Marseille tenu dans sa main moussait, accentuant la sensation de douceur.

 

Un pantalon en toile noir, un chemisier blanc couvraient son corps. L’église était remplie d’humains à la recherche de quelque tranquillité pour leurs âmes pécheresses sans cesse sollicitées par la luxure de la vie. Par exemple, lui là-bas, oui lui ! L’homme assis au premier rang avait confessé un péché de pensée. N’avait-il pas souri trop aimablement à sa voisine habillée d’une belle robe collante ? Hier, samedi dans la matinée, il lui avait proposé son aide, chargée qu’elle était de ses courses du marché. Il s’était précipité : « Puis-je prendre votre panier ? » Il avait rougi d’avoir prononcé le mot “panier” tout en regardant les belles fesses de sa voisine. Là-haut, Lui l’avait surpris coupable de désirer. Il était venu à la messe se faire pardonner. À confesse, il raconta sa pensée obscène, il se faisait plaisir encore une fois, mais un plaisir autorisé par la voix du curé. Assis au premier rang, il pensait au mot qui lui avait valu sa pénitence, il se jura de ne plus dire “je vous prends le panier’’. Doux et gentil, il ne pouvait se rendre compte de sa contradiction - tel l’enfant qui a envie de dire le gros mot prononcé par son frère et qui trouve une astuce : il le dénonce à sa mère.

 

      Maman, Florian m’a dit connard.

      Comment, qu’est-ce que tu dis là, répète-moi ça !

      Oui, oui, il l’a dit, connard !

      Tu ne répètes pas ce mot, c’est sale ! Un doux baiser se pose sur sa tête innocente.

 

            Le fautif se fait sanctionner, le délateur répète deux fois le mot grossier et il est félicité.

 

Monique attendait l’apparition du jeune homme de l’été dernier. Il ne vint pas. Elle écouta la liturgie de la parole, l’été dernier elle était une poésie douce, des mots merveilleux. Elle participa à la liturgie eucharistique, la présentation du pain et du vin fut fade, l’action de grâce consécratoire et la communion de vraies gifles. Parole de Dieu, Corps du Seigneur, tout lui parut ennuyeux. À la fin de la messe, elle prit la corbeille et fit la quête, aucun homme jeune n’était à la messe ce dimanche matin.

 

L’après-midi, elle demanda à sa tante de la déposer au Petit Travers. Elle s’étonna de l’enchevêtrement de tentes, de caravanes, de gens qui semblaient surgir de la boue : les campings de Carnon. Arrivée sur la route de la plage, elle descendit rapidement de la voiture, fit un baiser de la main à sa tante et se perdit dans les dunes. La mer enfin, un paysage plat, une brise douce, elle marcha sur le sable humide, goutta l’eau salée, fit la grimace. Triste, elle passa en revue cinquante-trois mots qui auraient pu rendre compte de son état de déception, son amour de l’été dernier n’était pas là. Elle s’assit sur le sable, bien contre la pente de la dune. Elle feignait d’être en paix avec elle-même, essayait de se convaincre que le garçon de son cœur estival serait là la semaine d’après, et cætera. Elle était triste parce qu’elle ne savait pas que les amours se trouvaient sous les cailloux. Dans sa main gauche elle tenait une poignée de sable, avec la pince formée par l’index et le pouce de sa main droite elle prenait un grain, le rapprochait de ses yeux, assez pour se faire loucher. Elle lâchait le grain de sable, ses yeux suivaient une lueur fugitive, une disparition certaine et définitive, où fallait-il le chercher dans le sable de la plage ? Abandonnée à ses rêves, alors que le soleil disparaissait sur les cimes lointaines de la chaîne pyrénéenne, elle n’avait pas fini de compter et de lâcher des grains de sable.

 

Après avoir attendu dans la voiture, Éliane inquiète alla à la recherche de Monique. Elle discerna une silhouette qui s’entrelaçait avec la pénombre du soir, s’approcha, caressa les cheveux de sa nièce, qui releva son visage de petit moineau apeuré et malheureux.

Dans les maigres lueurs arrachées au soir, Éliane lut l’amour et la déception dans les yeux de sa nièce. Sa mémoire partit loin. Sa galaxie de souvenirs lui proposa son image jadis, ses mains tremblantes qui touchaient le visage congelé de son homme quelques minutes avant la mise en bière. Elle n’avait pu confier sa peine à personne. Un détail d’amour chez sa jeune nièce précipitait sur son âme un flot de remords, elle resta seule avec son douloureux souvenir.

 

Éliane demanda à sa nièce de l'attendre dans la voiture, elle prétexta qu’elle avait envie de faire « un pipi », s’éloigna de quelques mètres, à voix basse elle appela son fiancé fantôme. Elle pleura, l’obligea à partir, « ne reviens plus ! » Il disparut au-dessus des flots, loin là-bas à l’horizon. Elle voulait se défaire de cet homme qui hantait sa vie. Elle alla chercher sa nièce, toutes les deux retournèrent sur la plage, assises longtemps au sommet d’une dune, elles se laissèrent porter par un ciel étoilé.

 

Le lendemain, Monique se réveilla, posa ses pieds par terre, alla à la fenêtre et ouvrit les volets. Un air doux baignait les alentours. Sur le côté de la maison, elle vit sa tante Éliane qui montait à l’échelle avec des paquets sous le bras gauche. Elle enfila une culotte afin de la rejoindre. Au sortir de la chambre, elle apprécia la clarté qui inondait la maison, les portes et fenêtres grandes ouvertes laissaient entrer la lumière du jour. Elle voyait pour la première fois chaque détail de l’intérieur de la maison. Des années de pénombre, d’obscurité nostalgique, ni mort ni vie, un entre deux qui avait figé le temps. D’une démarche encore endormie, elle fit le tour de la maison. Au pied de l’échelle, tante Éliane avait entassé une dizaine de cartons. Elle regarda en haut, des pieds disparaissaient par la porte du grenier. Elle attendit que sa tante redescende.

 

      Que fais-tu tata ?

      Oh ! Je range quelques babioles, des trucs qui sont devenus peu importants depuis hier.

      Quels trucs ?

      Quelques assiettes, des verres, mes vieux livres de cuisine, des trucs !

          J’ai vu qu’il n’y avait plus rien sur le vaisselier.

          Non, il n’y a plus rien, il va falloir aller faire un tour à Montpellier pour acheter de nouvelles assiettes, de nouveaux couverts, tout est là dans les cartons.

      Et bien pourquoi ne jettes-tu pas  toutes ces vieilleries ?

      J’y tiens encore, mais ce matin tôt, je me suis dit allons, du courage, enfermons ces quelques bons objets dans le grenier.

      Pourquoi as-tu dis allons ?

      Je ne sais pas... Je pense que je parlais à des fantômes, ces fantômes qui aident à vivre, maintenant j’ai envie de vivre encore un peu avec la vie d’aujourd’hui, viens, aide-moi à monter les autres cartons.

 

Le rangement des cartons fut rythmé par quelques pauses et des rires. Elles travaillèrent tranquillement toute la matinée à réaménager l’intérieur de la maison, déplacèrent des meubles, quelques plantes, lavèrent les vitres. Vers midi, Éliane suggéra à sa nièce de déjeuner à Montpellier. Pour la première fois depuis trente ans, Éliane se para de vêtements classiques, sobres et légers. Elle sortit la voiture dans la rue, sa nièce referma le portail. Un voisin s’approcha de la portière, il tendit la main à Éliane qui la lui serra sans crainte, elle touchait pour de vrai un homme. Combien d’années sans sentir un frisson ! Un contact éphémère avec la peau d'un homme réveilla son désir de sexe. Ce désir avait cuisiné des plats inutiles qui partaient à la poubelle, avait ouvert des bouteilles de vin que personne ne buvait. Ce désir alluma des bougies qui se consumaient au cours d’une soirée triste, acheta des dessous coquins qu’Éliane découpait en lambeaux en imaginant un amant féroce. Ce désir était là, désormais disponible pour les vivants. Elle aurait pu écrire une pancarte pour informer les hommes qui voudraient d'elle : “Femme brûlante, venez la rafraîchir”.

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SA MAJESTE LE BEBE SOURD

Publié le par E.P.O.

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