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Sauvé des Sots (suite 31 juillet 2013)

Publié le par E.P.O.

Leur voisin de gauche, un ouvrier du bâtiment aussi honnête qu'il était malhonnête avait creusé un trou d'environ trois mètres de profondeur destiné à la fosse septique. Heureux de l'avoir terminé, il revenait de chez quelques amis où il avait un peu bu. Le soleil disparaissait à l'horizon. À quelques mètres de chez lui, il s'arrêta tout net : devant sa porte, bien campé sur ses quatre pattes, un jeune veau le regardait fixement de son regard de veau : de grands yeux qui ne disaient ni ne renvoyaient rien. Claudio, qui croyait encore à un effet de l'alcool, s'approcha pour que la bête se volatilisât ou se laissât caresser : les poils étaient réels ! Il devina, par-dessous, la viande du lendemain...

Pour que le veau devînt bœuf, il le fit descendre lentement dans le trou et le nourrit patiemment pendant des mois. Une année entière passa. Il avait étayé et couvert le trou. Une échelle lui permettait de descendre pour prodiguer des soins à l'animal. Lorsqu'il s'aperçut que le veau était une génisse, il se mit à rêver : il se voyait déjà à la tête d'un élevage comme les gauchos argentins !...

Ses rêves s'écroulèrent quand les carabiniers l'installèrent à l'arrière du fourgon. Il plaida l'accident : la génisse était tombée dans le trou et il n'avait pas pu l'en sortir. Il plaida mal, il faut croire, puisqu'il resta plusieurs mois en prison.

Le troupeau existait, pourtant : un troupeau qu'il fallait nourrir, loger, habiller. La quantité de nourriture apportée par Claudio se heurtait chaque jour à une même limite repoussée jusqu'à la frontière de la famine. Les enfants mangeaient au retour de l'école : cela n'empêchait pas les longs après-midi de gargouillements incessants. « C'est l'heure de la sieste !» L'épouse de Claudio, Estrella, avait parlé ; la dernière bouchée venait d'être avalée et les enfants obéissaient sans trop savoir pourquoi : les copains jouaient dehors ; eux se couchaient... L'aîné, qui avait dix ans, mettait ses cinq frères en rang ; sur son ordre, ils s'allongeaient sur les matelas qui étaient étalés par terre les uns à côté des autres. La sieste de l'après-midi ressemblait à une lutte contre la perte de calories. Cette diététique anti-famine n'était pas l'objectif des parents, qui ne savaient pas ces choses-là ; toutes ces bouches faméliques devaient seulement se taire pendant une heure ou deux, et pour cela, quoi de mieux que de les faire dormir ?

La maison de Claudio était d'une propreté rare : une blancheur virginale couvrait les murs intérieurs. Tout ce qui permettait d'améliorer le confort provenait des chantiers de construction où il avait été embauché : briques, pinceaux, cuvettes de cabinets, vitres, ciment... Pouvait-on dire que Claudio était un voleur ? Il réalisait en nature une petite plus-value qui ne valait pas les petits morceaux de poumon qui s'échappaient de sa bouche édentée de tuberculeux, dès qu'il toussait, mêlés à la salive et au sang.

Pour Octavio, l'aîné, son père rêvait d'une carrière alliant l'inactivité à la force. Militaire professionnel ! Il imaginait les soldats comme des feignants payés à ne rien foutre ; de grands enfants qui, devenus adultes, n'ayant jamais joué avec des armes en bois, prenaient plaisir à tuer avec des vrais balles : sans aucun sentiment de culpabilité, ils jouaient à la guerre pour de vrai. Octavio gagnerait beaucoup d'argent en gueulant sur les autres et en les bourrant de coups de pieds ; ou plutôt, s'il était un véritable militaire, le cul sur sa chaise derrière un bureau il crierait : « Au suivant ! »

Claudio racontait ses rêves à Nonato lorsque Ramon arriva. Grâce au travail et au vin, Ramon ne rêvait plus, évitant les désillusions et les carabiniers. C'était un homme seul. Forgeron itinérant, il accompagnait certains corps de métiers et affûtait les outils qu'on lui confiait. Floridor avait demandé à Nonato d'héberger son vieil ami. Nonato l'installa dans le poulailler.

Dès le lendemain, Ramon entreprit de se construire une mediagua qui jouxterait le poulailler, petite maison en bois et sans fenêtre avec un toit à un seul versant. L'intérieur était aménagé selon les goûts et les nécessités d'un homme pauvre : une table de chevet construite avec quatre tasseaux et une planche en bois brut qui, sans les équerres mal ajustées, aurait pu être carrée ; le lit n'était qu'un matelas jeté à même la terre ; sur le matelas, des couvertures en tas. Avec le brasero, la table et le matelas tenaient toute la place. À regarder la table de chevet ou les murs de la mediagua, ceux qui ne le connaissaient pas devinaient que Ramon n'était pas toujours à jeun.

Quelques jours après la fin de cette édification, ce fut timidement qu'il demanda s'il pouvait construire un petit hangar pour sa forge. Nonato accepta. Dans le regard de Ramon, une immense joie révéla à Nonato que cet homme sans terre avait trouvé une patrie, un lieu qui était aussi le sien, où il pouvait vivre, boire et travailler.

Les voisins l'acceptèrent. Semaine après semaine, son savoir faire, apprécié et reconnu, lui amena de nombreuses commandes de couteaux ainsi que des gros ouvrages de charron.

Aimant le vin autant que son travail, il attira aussi ceux qui aimaient boire. La forge devint un lieu de rencontres, d'entraide et d'amicales beuveries. Pendant les périodes hivernales, c'était dans la pénombre profonde et douce d'un feu tranquille que s'animaient ces visages ravinés par le soleil et le froid, sillonnés de sourires aux dents absentes et aux gencives noircies.

Tard le soir, il invitait souvent les enfants de Nonato. Il faisait griller les oignons dans les braises pendant que dessous cuisait la pâte à pain. Ils mangeaient le tout avec une sauce vinaigrette. Il renvoyait ensuite les enfants et s'enfermait chez lui.

Il allumait une bougie qu'il posait sur un bougeoir en porcelaine. La lueur de la flamme n'effaçait pas les ombres, elle dessinait les monstres à venir. Il prenait un tabouret et s'asseyait. De sa main gauche, il soulevait une carafe de vin : chaque gorgée était un apaisement, il cherchait un calme absolu. Une lueur de raison lui permettait d'éteindre la bougie. Il ne subsistait que les battements mourants de quelques bouts de charbon, des braises en fin de vie minérale. Dans l'obscurité, il apercevait leurs faibles scintillements et basculait dans la violence d'un terrifiant délire. Au-dehors, les enfants écoutaient le combat à mort que Ramon livrait contre le démon et ses anges des ténèbres. Ils s'enlaçaient pour supporter la folie furieuse d'un homme qui ratait régulièrement la rencontre avec la tranquillité de son âme. Dans le cabanon, les objets se fracassaient contre les murs, une voix haletante espaçait ses prières pour ne pas aller en enfer puis se taisait. Dans le calme nouveau surgissait le coassement des crapauds, apparaissait la brillance satinée de la lune aux sommets des montagnes enneigées. Rentrés dans leur chambre, les enfants restaient longtemps éveillés en attendant l'irruption des démons.

Dans le quartier se nouaient des amitiés de survie.

Don Fabio était un rustre, un vrai paysan venu de Talca, une ville du sud. En s'installant dans la población, il chercha à réaliser le rêve qui l'avait poussé sur les routes jusqu'à Santiago. Il investit les économies d'une vie dans l'achat d'une charrette et d'un cheval percheron : avec ses sabots immenses et son corps massif, c'était un vrai monstre de force. Tous les matins bien avant l'aube, il partait pour le Marché central où il achetait des fruits et des légumes. Il commençait ensuite une tournée dans les quartiers chics. N'étant pas très doué pour les investissements, l'argent qu'il gagnait disparaissait dans la consommation de vin. Chaque soir avec ses amis, ils se réunissaient devant chez lui. Assis sur des cageots, ils buvaient tard. Les dettes s'accumulaient. Il fallut payer. Le cheval et la charrette partirent dans d'autres mains et son rêve d'une affaire prospère s'écroula.

Certains soirs de cuite, Fabio devenait violent : une violence de bourrasques et d'écume, un bord de mer découpé, des vagues monstrueuses s'écrasant contre les rochers. La famille de Fabio étant très liée à celle de Nonato, tout le monde excepté lui quittait le navire. Thérèse, Victor dont le sobriquet était

Tarugo[1], Manuel que l'on surnommait Pingüé[2] et enfin la fille que les gens appelaient Rosa, venaient régulièrement ouvrir - sans frapper- la porte de Nonato.

Leur arrivée était soudaine : ils entraient en courant à n'importe quelle heure de la nuit et ouvraient la porte de la salle à manger. Si Thérèse ne le demandait pas tout de suite, Nonato et Camila savaient toujours qu'ils auraient à les héberger une ou plusieurs semaines. La vie s'organisait en attendant que Fabio se décidât à venir les chercher.

Il arrivait enfin, esquissant une approche timide : félin, il rôdait dans la maison, parlait à Nonato en premier, puis à Thérèse, s'excusant ; il promettait des paradis, question de faire oublier l'enfer. Et toute la famille rentrait jusqu'à l'orage suivant.

Ce jour-là, découvrant ce qui restait au fond des poches de son mari, Thérèse se demanda comment elle allait nourrir ses enfants. Mais un entrepreneur en maçonnerie était venu proposer à Fabio de creuser un trou dans son terrain afin d'en extraire la terre, dont la bonne qualité permettrait de fabriquer des briques en terre cuite. Et Fabio avait accepté.

Bientôt, des dizaines d'hommes jetaient la terre dans des brouettes en bois et la déversaient un bon kilomètre plus loin, où étaient fabriqués des adobes qui, séchés au soleil, seraient ensuite entassés pour former une sorte de pyramide dont la base était creusée de plusieurs petits tunnels par lesquels les ouvriers introduisaient du bois, entretenant ainsi un brasier le nombre de jours nécessaire à la cuisson des briques.

Les enfants de Fabio jouaient avec ceux de Nonato à allumer eux aussi de grands feux la nuit. Tournant autour des flammes, ils jouaient à la boxe. Ces jeux tournaient souvent aux vraies bagarres et les poings rivalisaient avec les bâtons et les triques. Les après-midi étaient plus calmes : jeux de ballon et balades tranquilles au bord du canal en attendant la belle saison pour nager. À l'occasion d'une promenade, ils furent attirés par les allers retours des ouvriers. Ils les suivirent jusqu'au trou, qu'ils regardèrent grandir. Long de quelque huit mètres sur une largeur de trois, il s'enfonçait de deux mètres dans le sol par paliers de cinquante centimètres. Ces marches permettaient aux ouvriers de transporter la terre avec moins d'efforts.

Les affaires étant les affaires, l'entrepreneur oubliait de payer. Fabio le lui rappela brusquement. L'homme régla ses dettes et arrêta le chantier.

Un étang au fond de la cour, un jardin potager, des arbres fruitiers, des fleurs. Inspiré par le paysage qu'il imaginait, Fabio détourna de l'eau et en remplit son inutile trou. Mais ce détournement ne s'imposait pas : une large rigole traversait tous les terrains et permettait d'arroser les plantes chaque fois que les gens en avaient besoin, au moyen d'une petite écluse. Et l'étang ne fut qu'une mare.

Un dimanche furieux de chaleur estivale, au milieu du mois de janvier, dans la maison en adobes se répandait une odeur douce de masamorra[3]. Le dimanche était le jour où, dans tous les foyers, un déjeuner d'exception devait remplir les estomacs. La cuisine se situant juste à l'entrée de la maison, côté cour, la fumée s'évacuait facilement. Grâce à la petite chaudière qui brûlait du bois en permanence, les plaques de fonte et le four restaient chauds. À l'appel de la mère, chacun posait ses fesses sur un tabouret rustique autour d'une table faite des deux moitiés d'un tronc juxtaposées. Les cinq assiettes étaient à peine remplies qu'elles étaient déjà vides. Quand c'était bon, pas de manières : il fallait ingurgiter. Une salade de tomates aux oignons marquait la fin du re­pas. Fabio et Thérèse restaient assis, finissant de boire le vin maison ; les enfants partaient jouer. Une longue sieste enveloppait la digestion.

Vers six heures du soir, ce dimanche-là, Nonato vit entrer Thérèse.

- As-tu vu Pingüé ? On le cherche depuis au moins une heure.

- Non. Tarugo est avec les enfants et Rosa joue avec les enfants de l'Indien.

- Tu veux bien nous aider à le chercher !

- D'accord, mais arrête de trembloter comme ça !

Les adultes cherchaient l'enfant partout. Personne ne sut qui eut l'idée de sonder l'eau boueuse de la mare que la stagnation rendait malsaine. Un barbu costaud remuait doucement une perche improvisée dans la partie la plus profonde. Attroupés autour de l'eau, les badauds regardaient ; les enfants de Nonato avaient rejoint l'attroupement. Pendant quelques minutes, rien ne perturba le déplacement de la perche. À l'instant où l'homme allait renoncer, elle rencontra une résistance. L'homme la souleva, un bras surgit de l'eau. Fabio plongea et sortit son fils sans vie. L'horizon rougeoyait à l'ouest dans un calme absolu, aucune brise ne poussait aucun nuage.

Vingt-quatre heures durant, l'enfant fut veillé. Les hommes buvaient et chantaient autour du petit cercueil blanc, à chaque extrémité duquel s'élevaient de grands cierges blancs. Les femmes pleuraient silencieusement.

[1] Tarugo : clou en bois, cheville en bois, bouchon en bois.

[2] Pingüé : gras.

[3] Masamorra : mélange de pâte de maïs, de haricots frais et de fines herbes.

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Sauvé des Sots (suite 29 juillet )

Publié le par E.P.O.

Au début de l'automne suivant, le froid revenant, ils achetèrent un grand brasero. Ils rêvaient d'une maison en briques et comptaient leurs sous : ils attendraient encore une année. En mai, un froid vif cisaillait la peau ; la boue des premières pluies annonçait déjà le pire - ce pire qui est toujours pour demain. La nuit était encore noire quand Nonato enfourchait sa bicyclette. La pluie traversait ses vêtements, perçait son corps ; chaque pore de sa peau était une blessure glacée ; il croyait se déliter à chaque mouvement. À sept heures, arrivé à son poste de travail, il mettait la machine en route et encollait les premières semelles. À quelques kilomètres de là, Camila avait repoussé les bastions avancés de l'hiver hors de la bicoque : sur les parois intérieures des murs humides, le gel avait fondu. De lourdes gouttes s'écrasaient sur les murs en bois. L'eau se glissait lentement sous les planches. Camila avait le sentiment d'une nudité étrange : le corps qui devait la protéger semblait entièrement poreux. Elle avait peur, les pieds du lit avaient disparu dans l'eau boueuse et agitée qui imbibait le matelas. Dans le lit mouillé l'enfant dormait, bercé par l'ignorance. Les planches risquaient à tout moment de voler en éclats sous la pression. Nonato ouvrit la porte et l'eau se déversa avec la détresse de son épouse.

L'enfant fiévreux toussait, sa respiration n'était plus qu'un gémissement. Camila l'emmena à la polyclinique. Un petit parapluie les protégeait à peine de la froidure acide des gouttes, le quartier n'était qu'un vaste marais, un miroir déformé, éclaté par la pluie, rongé par la boue. Un cri strident et une détonation la sortirent de la rêverie qui deviendrait le symptôme de sa future folie. Elle tourna la tête : deux yeux noirs incrustés dans un visage immobile de haine pure la figèrent dans une peur tétanique. Lentement, à côté de cet immense jeune homme, un autre homme glissait le long d'un acacia. Au milieu de son front, le sang s'échappait par un trou. Ramenant le canon du pistolet contre ses lèvres, l'homme signifia à Camila qu'il fallait se taire. Elle acquiesça et reprit sa marche. Lorsqu’elle revint de la clinique, les deux hommes avaient disparu.

L'enfant guérit péniblement de sa broncho-pneumonie. L'expérience de ce difficile hiver amena Nonato à fabriquer des adobes et à construire une petite maison. Lorsqu’elle fut terminée, il en fut fier et imagina déjà de l'agrandir.

Nonato possédait des sentiments extrêmes. Il guettait chaque regard de Camila, tournait la tête dans la même direction qu'elle. Au bal, il ne supportait pas qu'elle pût sourire ou danser avec d'autres hommes. Dans la rue, il suivait longuement du regard l'homme qui, croyait-il, avait attiré l'œil de Camila. De sa jalousie sans fondement naissait un doute qui se transformait en certitude. Il recherchait alors l'aveu de sa femme, l'acculant à l'erreur par mille et une questions. Tenu en échec, il finissait fâché et boudait pendant des jours. Il ne lui adressait plus la parole, l'imaginant dans les bras de tous les hommes du quartier. Camila devait nécessairement préférer d'autres hommes que lui, puisqu'il était laid et stupide ! Mais elle savait, elle, que son époux était séduisant, et son intelligence aiguisée d'une vivacité rare ; c'était un homme qui avait été délaissé pendant son enfance : ceux qui l'avaient aimé avaient disparu trop tôt, ceux qui l'avaient vu grandir ne l'avaient gardé auprès d'eux que par intérêt et, à l'âge où il lui aurait fallu une aide, il s'était retrouvé seul. Dans le quartier, il avait acquis une certaine notoriété : s'il était boudeur et jaloux à la maison, à l'extérieur il pouvait être violent et ne se laissait déranger par quiconque.

Lorsque naquit Mario, à l'automne 1957, ils décidèrent de dormir chacun avec un enfant. Il fallait éviter d'en avoir d'autres, la jouissance sexuelle ne devait pas devenir systématiquement un acte de procréation. Ils s'imaginaient parents de centaines d'enfants squelettiques les entourant et réclamant la becquée…

Pourtant en décembre 1962 naquit Lucia. Camila marcha des heures avant d'atteindre l'hôpital, le sang dégoulinant le long de ses jambes, la tête de l'enfant presque dehors lorsqu’elle s'allongea enfin. Eladio, le quatrième de la fratrie, vit le jour en mars 1968.

Malgré toutes les précautions, Camila avorta souvent. Elle acceptait ses grossesses sans les avoir cherchées. De la rouille de métaux aux branches de persil, les méthodes contraceptives prescrites par les meïcas15 du quartier étaient des poisons ou de véritables bouquets garnis. Les femmes désespérées devenaient les maîtresses de Dieu, embrassant une petite médaille chaque fois que leur mari éjaculait. Elles priaient le ciel pour qu'un miracle se produisît. Et les miracles se produisaient. Mais, de temps à autre, un spermatozoïde passait entre les miracles et la famille s'agrandissait d'enfants qui avaient le cerveau collé à l'estomac. De petits callamperos16 venaient traîner de nouveaux rêves qui, dans d'autres lieux, n'étaient que le quotidien des hommes.

Suivant la tradition populaire selon laquelle pour faire l'amour, il faut un lit et de l'obscurité, Nonato et Camila ne dormirent plus ensemble. En 1962, la maison fut partagée en deux : la salle à manger d'un côté, de l'autre la chambre où Nonato dormait avec José, et Camila avec Lucia et Mario. Les enfants étaient utilisés comme contraceptifs. Deux conditions restaient néanmoins réunies pour que s'éveillât la tentation charnelle : la nuit et un lit. Se réveillant en pleine nuit, après de longs jours d'abstinence forcée, il ne leur fallait pas oublier que, près d'eux, les corps qu'ils touchaient étaient ceux de leurs enfants. Dans les bidonvilles, l'inceste était jusqu'à un certain âge un moyen très utilisé de contraception. Après des années de séparation ponctuée de retrouvailles charnelles éphémères, le sexe devint pour Nonato ennuyeux, et misérable pour Camila.

Peu après la naissance de Lucia, Camila rêva éveillée : elle marchait de long en large longuement, la tête virevoltante d'images enfantines, de soirées auprès de ses anciens amis le long de la voie ferrée, lorsqu’elle était adolescente, de visions érotiques où elle était nue et caressée par des mains sans corps, de carnages terrifiants où des enfants découpés à coups de hache tournaient vers elle leurs visages ensanglantés et appelaient à l'aide. Nonato vint la chercher à l'hôpital psychiatrique. Elle disait qu'elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle jura que c'était la dernière fois. Cela dura de nombreux mois.

Les médicaments la plongeaient dans un état de stupeur et de lassitude qui n'empêchaient pas les hallucinations. Elle était dans une cage, son corps l'emprisonnait, elle déchirait régulièrement ses vêtements en pleine rue. Elle faillit devenir meurtrière.

Au mois de janvier 1963, un monde rouge et cerclé par la fièvre s'apprêtait à la détruire, les chahuts de ses monstres d'enfants étaient les chants sauvages d'une attaque imminente. José parut sur le seuil. Sa mère tenait une machette. Le bras se leva. Son fils devina le geste et, se retournant pour fuir, heurta le mur : un clou étêté lui perfora la tempe. Le fil qui maintenait la porte d'entrée ouverte y était accroché. José échappa au piège, laissant pour longtemps la trace de son sang sur le fil enroulé. La machette claqua violemment contre le bois de la porte et tomba par terre. José entendit le cri rauque de sa mère, qui s'écroula sur le ventre. Ses lèvres touchaient une terre humide ; de sa bouche, entre ses dents blanches, coulait une bave qui se répandait autour de son visage. José alla chercher son frère et sa petite sœur. Ils coururent en pleurant et s'arrêtèrent près d'un grand étang. José se lava le visage avec l'eau sale. Partout, le soleil radieux, le calme intense, les eucalyptus géants. Le sang ne coulait plus. La nuit était déjà tombée et ils avaient faim. En revenant vers la maison, ils entendirent leur père les appeler. Ils coururent à sa rencontre afin d'être protégés. Leur mère était à l'hôpital psychiatrique. Un long été commençait.

Camila guérit aussi brusquement qu'elle s'était mise à délirer.

Longtemps après, elle racontait sa guérison, disant comment elle avait su qu'elle était en train de devenir folle, qu'elle n'avait pu revenir parmi les siens et comment, un matin, elle n'avait plus eu envie de prendre de médicaments.

Nonato supporta la maladie et accueillit la guérison comme une évidence. S'il aimait sa femme, Nonato ne croyait au fond qu'en sa seule existence -et c'était sans doute de là que provenait pour beaucoup sa force de caractère. Ses enfants étaient une sorte de lui-même magique. Il était émerveillé de s'entendre appeler papa.

Il eut peur lorsque ses deux fils entrèrent à l'école primaire, peur qu'ils échouassent, car il les voulait exemplaires, propres et bien élevés, parlant sans l'accent callampero et ayant perdu les manières du bidonville. Il fallait masquer leur origine modeste. Nonato pensait que si les instituteurs se rendaient compte de leur pauvreté, ils ne s'intéresseraient plus à eux. Chez les détenteurs de la culture, pauvre rime avec idiot C'étaient des pensées et des décisions furtives. Son attention se relâchait et les enfants redevenaient sales. Les blouses qui cachaient leur misère s'usaient. Même les lavages révélaient un peu plus leur pauvreté. Ils devaient conserver leurs chaussures au moins une année, mais les pierres des chemins, la boue et la pluie arrachaient le cuir et perçaient les semelles. Les callamperos maquillés émergeaient petit à petit : les trous aux semelles, les pieds sales, les gerçures profondes aux chevilles les dévoilaient.

D'abord désintéressé, Nonato se désespérait de voir ses enfants revenir aux attributs vestimentaires classiques des pauvres. Manquant d'argent pour renouveler leur garde-robe, il reprochait à ses enfants d'être négligents. Mais ils ne pouvaient pas voler et rester suspendus en l'air en attendant que la vie passât. Les jours de pluie, sur ordre de leur père, ils restaient enfermés en attendant qu'apparût le soleil. Ils n'allaient plus à l'école, ils n'allaient pas jouer : il ne fallait ni tomber malade, ni abîmer les vêtements. Nonato régnait en maître sur sa famille où, en réaction contre son autoritarisme, couvait la révolte.

Après la guérison de Camila, la vie de la famille reprit son cours. Nonato avait acheté une truie qu'ils chérissaient et construit un énorme poulailler qui abritait une centaine de poules. Il agrandit encore la maison et les deux fils eurent une chambre à eux. La maison familiale, c'était un petit carré de terre, quatre murs, une petite fenêtre et un toit en fonolas17.

Chaque matin, les enfants étaient réveillés par le chant des coqs et le concert des poules qui caquetaient après la ponte. Ils ne savaient pas si les poules éprouvaient un quelconque plaisir à pondre ou si c'était parce qu'elles avaient mal au trou du cul qu'elles se mettaient à crier. Un réveil matinal, de toute façon. En été, si jamais les poules oubliaient leur vacarme, d'autres bestioles se chargeaient de les réveiller : les mouches qui venaient rôder autour de leurs cheveux noirs, attirées par la graisse ; ou les chats qui sautaient sur les lits pour attraper les mouches. C'était le moment où la journée devenait chaude : il fallait se lever.

En été, certains soirs était organisée la chasse aux mouches. La nuit tombée, le plafond en devenait noir. Nonato mettait le feu à une feuille de journal et, tranquillement, il les grillait. Une odeur pestilentielle s'en dégageait. Une fois ramassées, les mouches étaient jetées dans un feu de bois.

Le quartier était peuplé d'honnêtes gens qui étaient honnêtement voleurs. Les uns volaient par nécessité, les autres par envie, quelques-uns encore par pur prestige. Camila et Nonato appartenaient à la deuxième catégorie. Les canards des voisins violaient les frontières et, selon les nécessités de la marmite, étaient ou non abattus d'un coup de bâton.

Nonato et Camila virent un jour dans la cour de leurs voisins de droite un porcelet tout rose. Ils l'amadouèrent en lui donnant quelques restes de pommes de terre. Il suivit le sentier des épluchures jusque dans la cuisine, où Camila le caressa pendant que Nonato lui donnait à boire les anciens sédatifs de son épouse. Le cochon s'endormit. Avec l'aide de leur voisin de gauche, qui se chargea de le tuer, ils le dépecèrent et le partagèrent en deux moitiés égales. Un méfait partagé en est moins malhonnête.

Leur voisine de droite vint leur demander si, à tout hasard, ils n'avaient pas vu son cochon. Ils donnèrent une réponse honnête.

- Madame Laura, nous n'avons pas vu votre cochon !

- Êtes-vous sûrs ?

- Vous doutez de notre parole ?

- Un peu ! J'aurais juré l'entendre crier de ce côté-ci !

- Vous l'auriez entendu crier par ici ? Ça, c'est pas possible !

Et il était vrai que le cochon n'avait pas pu crier.

Le lendemain, madame Laura gueulait sans discontinuer:

- J'espère que les enculés qui vont manger mon cochon s'étoufferont à tout jamais !

Camila et Nonato, qui entre temps avaient mangé et digéré le cochon, se disaient que leur voisine criait pour rien puisqu'ils étaient bien vivants.

Leur voisin de gauche, un ouvrier du bâtiment aussi honnête qu'il était malhonnête avait creusé un trou d'environ trois mètres de profondeur destiné à la fosse septique. Heureux de l'avoir terminé, il revenait de chez quelques amis où il avait un peu bu. Le soleil disparaissait à l'horizon. À quelques mètres de chez lui, il s'arrêta tout net : devant sa porte, bien campé sur ses quatre pattes, un jeune veau le regardait fixement de son regard de veau : de grands yeux qui ne disaient ni ne renvoyaient rien. Claudio, qui croyait encore à un effet de l'alcool, s'approcha pour que la bête se volatilisât ou se laissât caresser : les poils étaient réels ! Il devina, par-dessous, la viande du lendemain...

  1. Guérisseuses de quartier utilisant surtout des plantes : meïca, contraction populaire du mot médecin au féminin, medica en espagnol.
  2. Callampero (de callampa, « champignon ») : habitant des villes champignons, des bidonvilles.
  3. Fonolas : planches de carton trempées dans un bain de goudron afin de les rendre imperméables.

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Sauvé des Sots (Suite 26 juillet 2013)

Publié le par E.P.O.

À la fin du dernier jour de classe avant les vacances d'été, les enfants quittèrent l'école pour deux mois et demi de soleil. Décembre, janvier, février : Santiago sous la semelle en fusion de la belle étoile. Le prêtre ne supportait pas l'idée d'une aussi longue séparation. Après les cours, Nonato vint une dernière fois dans son bureau. Luttant contre les tremblements, son tuteur lui dit de s'asseoir sur ses genoux. Alors, il le prit dans ses bras et le caressa.

Mercedes s'inquiétait : la nuit tombait et Nonato n'était toujours pas à la maison. Elle imaginait la correction qu'il recevrait en rentrant et évaluait les pertes du lendemain, s'il n'accomplissait pas les travaux pour lesquels elle était payée. Jamais elle n'avait dévoilé à quiconque que Nonato lui était une source de revenus.

La nuit était déjà avancée. Une brise tiède se coulait dans les rues et rendait joyeux les enfants en vacances. Nonato errait, transportant son secret sans savoir s'il avait été victime ou criminel, la proie ou le faucon. À la gare Mapocho, il retrouva un lieu qui lui rappelait un peu La Calera. Devant la gare erraient d'autres enfants, los Pelusas (10). Ils le remarquèrent. Leur langue railleuse et grossière n'étonnait pas Nonato, habitué aux quartiers populaires. Ils le questionnèrent et l'invitèrent à se joindre à leur bande d'enfants sans filiation. Il mangea leur pain et passa la nuit sous un des ponts du fleuve Mapocho. Sa tristesse lui permit de ne pas être agressé par les autres : les enfants les plus sauvages avaient pitié de l'un de leurs. Au petit matin, la douce fumée du bois qui brûlait le réveilla. Un garçon d'une quinzaine d'années lui demanda ce qui lui était arrivé. Se sentant en confiance, il raconta son aventure avec des mots maladroits. Les remarques obscènes et les rires le ramenèrent à la réalité : à nouveau seul, il partit en courant.

Il longea la rue Bandera. Une fois sur l'avenue Bernardo O'Higgins, il tourna à gauche, vers l'est, jusqu'à l'avenue Santa Rosa. IL continua à descendre vers le sud de la ville et s'arrêta à l'intersection de la rue Franklin. Il erra toute la journée dans le quartier du Matadero. Un homme âgé à la voix paysanne et brusque, mais d'une noble prestance, l'arrêta dans sa course.

- Oh ! le mioche, ça fait un moment que tu traînes par ici. Où sont tes parents ?

- Mes parents ?

- Tes parents !

- Je n’en ai pas !

- Viens ! On va voir la police.

- Pourquoi faire, j'ai rien fait !

Mais il se sentait fautif, d'une faute étrange qu'il n'arrivait pas à nommer.

- Où tu habites ?

Un grand silence se fit. L'homme le prit par la main : ça devait être la dernière fois que quelqu'un le tenait ainsi.

Ils arrivèrent dans un quartier misérable qui longeait le chemin de fer. Une belle femme bien en chair à la peau brune et aux longs cheveux noirs était assise par terre à l'entrée de la maison.

- T’as trouvé un quiltro(11) ?

- Il traînait. On pourrait le loger sous le poulailler. »

La femme se tourna vers Nonato.

-Tas quel âge?

- J'ai onze ans, Madame.

- Eh ! ban, t'en as pas beaucoup ! Allez ! T’enthousiasme pas avec les poules, ne les vole pas : c'est notre soupette l'hiver et notre viande l'été. Maintenant où sont tes affaires ?

- Je n’en ai pas Madame.

- Tu feras comme tu pourras.

Et elle lui montra le poulailler. Devant la surprise de Nonato, elle expliqua que, logées en hauteur, les poules étaient plus difficiles à voler.

Floridor et sa femme se levaient au chant du coq et se couchaient avec les poules en hiver. L'été, tout le quartier veillait jusque tard dans la nuit. Le soir, tout le monde se foutait des poules mais le matin, le chant du coq était béni.

- Tiens ! Voilà de la paille. Si on trouve du tissu, tu pourras te fabriquer un matelas.

Merci Madame.

- Tu vois : c'est fermé, ça peut faire une petite chambre. On te bouchera les trous, sinon tu risques de recevoir la merde des poules sur la tête. Eh ! fais attention à la ferraille, y a partout des marteaux et des ciseaux à tailler la pierre.

- Madame ?

- Quoi ?

- Je m'appelle Nonato Agora.

- Moi, Amelia. Lui c'est mon mari Floridor.

Pour la deuxième fois, il passa la nuit loin de toute personne connue. Dans une solitude sans repères, il regarda autour de lui : ombres parmi les ombres, les silhouettes des maisons étaient noires ou grises sous la faible clarté de la lune. Nonato se coucha dans un coin : le visage enfoui dans la paille odorante, il espérait s'endormir sans craintes dans la douce chaleur du poulailler. Au loin, un coq chanta. L'un après l'autre, les chants se rapprochèrent. Le coq de la maison s'éveilla à son tour, passant le relais. Une ronde de réveille-matin en pleine nuit, cela n'annonçait rien de bon. Nonato s'enfouit sous la paille ; il voulait se confondre avec elle pour disparaître, bigarrure contre un mur de bois bigarré, rayure sur un sol rayé par la lumière qui s'infiltrait par les interstices des planches, étoile sans éclat dans une nuit étoilée... Que personne ne le découvre plus !

Le lendemain, Amelia le trouva sans difficulté et le réveilla, une tasse de thé dans une main et un morceau de pain dans l'autre. La cérémonie de ce maigre petit-déjeuner se poursuivrait des années.

La bonne surprise arriva du côté des filles. Floridor en avait trois : Nona et Camila étaient respectivement âgées de quinze et treize ans ; atteinte d'une cardiopathie de naissance, Maria était à quatre ans promise à une mort prochaine.

Dès son réveil, Nonato vit les aînées habillées chacune d'un tablier bleu : elles partaient travailler. Il fut émerveillé. Qu'elles étaient belles ! Avec sa tête barbouillée à peine sortie de la paille, elles le trouvèrent sale. Elles avaient quitté l'école depuis quelques années et rapportaient un peu d'argent à la maison ; cela ne modifiait pas leur niveau de vie, qui restait celui de la survie. Elles partaient tous les matins à la fabrique de chaussures où elles servaient d'aides aux piqueuses qualifiées ; elles vérifiaient la qualité de la couture et défaisaient les mauvais assemblages pour qu'ils soient façonnés à nouveau. Ce travail leur permettait d'observer les ouvrières qui, de temps à autre, leur laissaient la place : les deux sœurs apprenaient leur futur métier en assemblant quelques quartiers.

Le premier samedi qu'il passa chez Amelia et Floridor, il partit au Matadero (12). En échange d'une pièce ou deux, il offrait ses services aux gens trop chargés. L'après-midi, il retrouva les filles aînées de Floridor accompagnées d'un groupe de jeunes garçons. Ils l'invitèrent à l'Oratoire, sorte de paroisse où la Jeunesse Ouvrière Catholique, entre autres activités, organisait des fêtes et débattait de leurs conditions de vie. Nona et Camila prirent Nonato par le bras : il était si léger qu'elles lui firent quitter terre !

Le lendemain soir, il avait une proposition de travail. Un jeune ouvrier du quartier l'amènerait à la fabrique de chaussures où il travaillait et l'aiderait à apprendre le métier. À sept heures, le lundi matin, Nonato était présenté au patron. Il le trouva un peu jeune mais accepta que l'ouvrier le prît auprès de lui. Nonato devint cototero (13). Il était payé à la paire de chaussures. Son travail consistait à enlever les bulles d'air et les irrégularités qui surgissaient à la surface du cuir, une fois la chaussure formée. Dix heures de travail pour l'équivalent de quelques francs par semaine. C'était un travail pénible qui allait à l'encontre de ce qu'il aimait. Car ce que Nonato aimait par-dessus tout, c'était lire. À sept heures du soir, il était de retour chez lui, sous le poulailler. Il donnait quelques pièces à Amelia mais gardait l'essentiel de ce qu'il gagnait pour lui. Dès qu'il avait pu, il lui avait versé une grosse somme pour qu'elle lui confectionnât une housse. Il l'avait rempli de paille et, depuis, Nonato était enfin chez lui. Un matelas à même le sol, juste sous le cul des poules, un cageot faisant office de table de chevet, un bougeoir en aluminium, et, tous les soirs, il lisait.

Sa première année passa vite. Puis le jeune ouvrier avec qui il travaillait lui proposa de quitter l'usine pour une autre, où ils seraient mieux payés. Au mois d'avril 1946, il changea de travail et put faire quelques économies.

Nonato était aimé : Floridor et Amelia, qui avaient toujours désiré un fils, le choyaient. Les trois filles de la maison accueillirent plutôt bien le nouveau venu. Passé le moment de la surprise, elles le trouvèrent même beau.

Et Nonato connut l'amour, un amour sans paroles qui naissait à l'insu de tous entre Camila et lui.

À quatorze ans, il quitta la maison de Floridor pour habiter une vieille bicoque, pas loin du quartier, qu'il partagea avec d'autres jeunes ouvriers.

Nonato fut, comme les autres, passionné de football. Il fit partie de l'équipe du quartier, composée pour l'essentiel déjeunes désœuvrés qui voyageaient avec leurs voitures super sport, des charrettes à bras où ils installaient leurs fiancées, lors des championnats, pour les longs déplacements à la périphérie de la ville. Nonato et toute son équipe de footeux avaient une réputation de bagarreurs. Ils étaient surnommés les cuchilleros (14), tant ils sortaient facilement leurs lames et autres barres à mine : tout ce qui pouvait servir à couper, taper, matraquer et surtout intimider. Mais jamais un mort ! La loi de la bagarre voulait que les couteaux luisissent, mais qu'on les rangeât avant de cogner. C'était à mains nues que les affaires se réglaient. Ils adoraient ça. Nonato plongeait au milieu de la mêlée pour montrer qu'il était adroit à donner des coups et en même temps à ne pas en recevoir. Les samedis après la bagarre, repentis comme des chiots mal élevés, ils allaient de maison en maison vendre un centimètre carré de terrain pour faire construire une église plus grande et plus belle : moments de pardon qui se terminaient à la messe, à la fin de l'après-midi. Déchargés de leurs mauvaises actions par un prêtre compréhensif, ils étaient prêts à recommencer après le bal du soir.

À dix-sept ans, Nonato fut nommé maître cordonnier à la demande des autres ouvriers, qui reconnaissaient en lui un garçon droit et travailleur, définitivement capable de faire une chaussure de A à Z. Ce titre, made in boîte à chaussures, changeait son niveau de responsabilités. Alors qu'il effectuait jusque-là son travail à la main, il était désormais attaché à une machine. Il était toujours payé à la pièce et, comme beaucoup d'autres ouvriers, rêvait qu'il deviendrait riche. Des gars lui avaient dit : « Si tu travailles dur et que tu es honnête, tu auras tout ce que tu veux. » Or, même en devenant des stakhanovistes de la chaussure, jamais les ouvriers ne s'enrichissaient. Des générations d'enfants allaient se succéder dans le bidonville, épousant sans cesse des idéaux qui ne les menaient nulle part, sinon à devenir de bons ouvriers rêvant de richesse, ou des délinquants.

L'usine et le bidonville étaient néanmoins des lieux où l'on ne survivait pas seul : on appartenait à des groupes qui permettaient de s'échapper des réalités matérielles. Quelqu'un disait : « Le partage est une confiture affective. » Au lieu de travailler seul et pour soi, ceux qui adoptaient cette maxime n'étaient plus occupés à penser à leurs maux, membre blessé ou estomac trop vide, mais à partager. Les ouvriers savaient qu'ils pouvaient gagner davantage d'argent s'ils réalisaient plus de pièces que les autres, mais ils partageaient équitablement le nombre de pièces à réaliser afin que chacun reçût un salaire raisonnable. Quelques-uns ne vivaient que pour leurs plaisirs, la bibine, les jeux, les putes ou les filles à entretenir. Pour subvenir à ces besoins, le partage équitable du travail subissait des aléas quelquefois désastreux. Partager était une règle de survie. Hors de l'usine s'imposait le troc : pour un poulet, une paire des chaussures ; des fruits ou une aide contre des salades ou un repas.

À dix-huit ans, maître cordonnier et la tête pleine de rêves, Nonato épousa Camila. Elle travaillait aussi à l'entreprise de chaussures, mais à rentrer chez elle épuisée, elle perdait ses rêves de princesse.

En 1954, ils achetèrent un petit terrain à la périphérie de Santiago, dans la población Malaquias Concha. Ils s'éloignaient de leur lieu de travail. Aller à l'usine devenait pénible.

Ils construisirent un abri dans un bois mince et cassant, leur maison, avec un petit lit et une vraie table de chevet vernie toute brillante. Bien serrés l'un contre l'autre en hiver, ils supportaient mieux le froid ; l'été, nus à tout moment, ils faisaient l'amour.

Au printemps 1955 naquit José, qui pleurait jour et nuit. Camila arrêta de travailler pour s'en occuper et, en quelques mois, nourri au sein maternel et à la farine torréfiée, il devint un beau bébé tout rond.

10. Los Pelusas (péjoratif) : les polissons, les vauriens.

11. Quiltro : 1) chien bâtard ; 2) Sens figuré : un être malheureux pour lequel on n'a pas d'affection.

12. Matadero : abattoir.

13. Cototo : bosse. Le Cototero est celui qui enlève les bosses.

14. Cuchillero : celui qui se bat avec un couteau.

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Sauvé des Sots (suite 23 juillet )

Publié le par E.P.O.

Mercedes et son mari ignorèrent la fréquence de ces jeux sexuels. Chaque fois qu'ils s'en apercevaient, la punition était brutale. À coups de ceinturon, ils cinglaient les corps ; des éclairs blessaient les âmes pures. Les parents leur prophétisaient un avenir de maricones6.

Si la vie dans la Cité supposait que l'on manifestât publiquement quelque velléité de propreté, l'intérieur de la maison n'était nullement tenu à une telle exigence. Tout y était sale, terriblement sale.

6. Maricones : pédés, tapettes, homosexuels.

La crasse qui recouvrait les murs était grasse et noire : mélange de vapeur d'eau, d'huile de friture et de particules de charbon. La tapisserie était depuis longtemps décollée. À chaque passage, quelqu'un en arrachait un morceau. Et les murs prenaient un aspect variole encore plus immonde. Régnant sans partage sur les hauteurs, les toiles d'araignée formaient une sorte de frise régulière qui garnissait les angles des plafonds sur toute leur longueur. Chaque soir, lorsque s'éteignait la lumière des bougies, des chatouillements et des piqûres annonçaient à chacun que les punaises reprenaient leur territoire. Ces vampires, d'un marron verdâtre, restaient cachés la journée dans les interstices du papier peint, sous les matelas ou ailleurs. Elles se nourrissaient du sang de chacun : devant les punaises, les habitants de la Cité étaient tous égaux.

Il leur arrivait d'inviter une voisine du quartier, gentille avec la famille. Agrandie grâce à la porte d'entrée, la table était dressée.

Cette fois, Nonato se trouvait en tête à côté de Chato, l'aîné de la fratrie. Il déjeunait comme les autres ! Ce privilège était exceptionnel. Aussi demanda-t-il en criant, par caprice, un œuf sur le plat. À sa grande surprise, Mercedes se leva lui en préparer un. Fumant et odorant, l'œuf arriva. Tout le monde mangeait le poisson frit et la grosse salade de tomates et d'oignons. Nonato, qui avait salé son œuf, le trouvait trop salé. Mercedes lui proposa des mouillettes : Nonato ne mangeait toujours pas. Pour atténuer le goût salé, il eut l'idée de sucrer son œuf. Le goût faillit le faire vomir. Mercedes aperçut son haut-le-cœur. Discrètement, elle s'approcha de lui.

- Il n'est pas bon le nenoeuf à tata ? dit-elle avec une douceur feinte.

- Un peu sucré-salé tata !

- Oh ! Mais c'est qu'il me fait des caprices, le petit, ajouta-t-elle en trempant son pain dans le jaune d'œuf

Une gifle violente claqua sur la joue de Nonato : ayant mâché la mouillette, Mercedes n'avait pu se retenir et une bouillie de poisson à peine digéré s'était étalée sur la table.

Nonato termina son dimanche en déambulant dans le centre ville. Il prit la rue Bandera et alla jusqu'au fleuve Mapocho. Sur ses rives, des enfants faisaient brûler des morceaux de bois. Il était absorbé par le spectacle quand un vieillard s'approcha.

- T’es seul, mon enfant ? dit-il d'une voix tendre.

- Non monsieur, mon père arrive !

L'homme traînait une vieille charrette à bras. On distinguait à l'intérieur une enclume, des tas de marteaux, du charbon minéral et une petite soufflerie manuelle. Il s'éloigna. Nonato resta d'un bleu transparent, quelques gouttes de sueur perlaient sur son front. Il retourna chez lui d'un pas rapide. Il marcha longtemps.

Après trois années, des habitudes avaient été prises : préparer les petits-déjeuners pour Mercedes et les siens, rendre quelques services au voisinage puis il partait à l'école du quartier, la Escuela Numéro 10, entre l'avenue Santa Rosa et la rue Victoria. Avant de partir, il prenait un petit sac en tissu qui contenait un crayon, une gomme, un taille-crayon et deux cahiers : le cahier pour les mathématiques et le cahier pour le castellano(1).

Désespéré de « vivre à en mourir », comme disait le poète, il trouvait à l'école le repos qu'il ne connaissait à aucun autre moment. Pendant la récréation, il se souvenait d'une nuit lointaine : une tête blonde qui s'échappait, accompagnée d'une petite lueur ; une haleine douce ; des paroles qui le réconfortaient ; un regard maternel qui l'apaisait dans son univers de combats quotidiens.

« Un front qui s'appuie À moi dans la nuit Deux grands yeux ouverts Et tout m'a semblé Comme un champ de blé Dans cet univers (2) »

L'instituteur supportait l'odeur de Nonato comme il supportait celle des autres enfants : une puanteur de pourriture qui a macéré au milieu des autres, au fond des poubelles.

Nonato était un enfant maigre. Son visage fin semblait perpétuellement fatigué, mais de ses yeux ronds jaillissait un regard vif. Sérieux, doué, il apprenait facilement ses leçons. L'instituteur le remarqua dès le début de sa scolarité.

Sur le chemin de l'école, Nonato aimait se raconter des histoires. Il en profitait aussi pour se dépouiller : il délaçait la ficelle qui tenait son pantalon et, par petites poignées, jetait les poux sur la route. Un problème de mathématiques lui avait permis de savoir quelle quantité de sang lui suçaient une centaine de poux en un mois : il était parvenu au chiffre faramineux de quarante-cinq millilitres ! Il en conclut qu'il payait de sa personne, non seulement pour vivre, mais aussi pour aider d'autres êtres à vivre.

Il aimait marcher lentement jusqu'à l'école. Cela lui permettait de découvrir les alentours, le détail d'une maison et d'une rue ; de sourire aux visages familiers qu'il croisait ; de regarder les groupes d'ouvriers qui rénovaient la chaussée. Il aimait s'arrêter devant les chiens qui s'entre-déchiraient la gueule pour un bout d'os. C'étaient des chiens maigres qui avaient le poil mat et hirsute, qui avaient des poux, qui lui ressemblaient.

Un lundi matin, au moment où il franchissait la porte, son sac à la main, un homme lui barra la route. Il l'obligea à faire demi-tour, l'accompagna jusque devant chez lui et frappa.

Ouvrant la porte, Mercedes vit l'inconnu qui tenait Nonato par les épaules. Qu'avait fait cet animal ?

- Rien du tout, madame.

- Il devrait être à l’école !

- Je l'y amènerai, si vous voulez bien.

- Il connaît la route.

- Moi aussi !

- Et bien alors, s'énerva Mercedes, qu'est-ce que vous voulez?

- Je suis son instituteur.

Et il vanta les mérites de Nonato. Il souhaitait le voir changer d'école. Mercedes, intimidée, se taisait respectueusement.

- Un enfant comme lui, madame, il lui faut une école religieuse. Ils ont plus de moyens que nous.

- C'est comme vous voulez, monsieur, mais je ne m'en occuperai pas !

- Vous êtes d'accord ?

- Moins il me coûte, mieux c'est... Mais il faut qu'il continue à faire ce qu'il y a à faire à la maison !

Le Maître d'école prit l'enfant par la main et ils partirent. Nonato avait entendu la conversation, mais personne n'avait pris le temps de lui expliquer ce qui allait se passer.

Quelques jours plus tard, il se trouva déshabillé, dépouillé et habillé de pied en cap. Avec une fierté non dissimulée, il afficha son petit uniforme gris sur lequel était cousu l'écusson de l'école. Mais sa vie à la maison n'avait pas changé. Une contrainte nouvelle s'était même ajoutée aux anciennes corvées : après les avoir accomplies, il lui fallait remettre son uniforme.

C'était une école catholique plutôt élégante, située vers Barros Borgona : une école de Frères, aimaient-ils à dire. La propreté de ses façades et la décoration des salles de classe lui conféraient une apparence d'austérité qui contrastait avec la petite école publique. Depuis cette époque, les images pieuses ne cessèrent d'intimider Nonato et de lui inspirer un respect irréfléchi.

Nonato avait neuf ans et entrait en quatrième année d'école primaire. Un tuteur devait veiller à ce qu'il reçût une bonne éducation religieuse et scolaire, qui commençait par la distinction du bien et du mal. La morale était le premier des enseignements. Ce prêtre lui apprendrait la vie.

L'agressivité de Nonato, qui mordait et se débattait en griffant comme un diable lorsqu'on l'attaquait, ne lui servait jamais qu'à éviter les corps à corps, dont il ne serait pas sorti vainqueur. S'il était sauvage, c'était d'une sauvagerie de survie. Conscient que personne ne l'aiderait, il lui fallait se défendre d'emblée avec une violence extrême. Le prêtre comprit vite qu'avant de le domestiquer, Nonato devait être dompté.

Dès les premières notes, Nonato fut le premier de la classe, surprenant l'instituteur peu habitué à voir des lauriers sur la tête d'un diable. Nonato accumula pendant deux ans les prix du meilleur élève, jamais celui du meilleur copain. Il ne savait pas discuter, ses camarades de classe le craignaient et le surnommaient punete(3).

Les après-midi de printemps étaient lourds, le ciel sans nuage et Santiago fondait. Éblouis par la lumière, les enfants plissaient les yeux et ne voyaient plus autour d'eux que des objets et des couleurs déformés. Pour Nonato, la ville était une aquarelle géante peinte sans aucune intention figurative. Il fêtait ses onze ans en décembre.

Son tuteur était un jeune curé dont les traits fins, les yeux clairs et le déhanchement faisaient penser à une jeune fille délicate. Après deux années, il désespérait de le voir changer. Ce fut pourtant une fin d'après-midi torride de ce printemps que Nonato se laissa approcher pour la première fois. Le but du curé était depuis le premier jour d'apprivoiser l'oiseau, de dompter le félin : sa joie fut immense lorsque, l'ayant invité à s'asseoir sur ses genoux, Nonato obéit sans méfiance. Le curé était si ému qu'il en tremblait. Le dernier trimestre, à partir du mois d'octobre, Nonato et son tuteur se retrouvaient dans son bureau tous les après-midi après la classe. Le petit turbulent y travaillait avec application et le curé le regardait en lui caressant les cheveux, dont l'épaisseur soyeuse lui plaisait. L'enfant était beau : de taille moyenne, son corps frêle révélait à chaque instant une vivacité féline ou la langueur pensive de l'innocence et toujours la beauté sauvage d'une proie.

Le curé redécouvrait jour après jour la dure vie de Nonato : son état d'orphelin, sa solitude et sa pauvreté, ses matinées d'esclavage à la cité Bellalta. Il éprouvait un sentiment étrange où se mêlaient entre autres la pitié et l'envie de le protéger. La nuit, seul dans sa chambre, ses pensées revenaient sans cesse à Nonato : il lui parlait avec tendresse, le prenait dans ses bras, le caressait... Des images trop précises brouillaient son imagination. Il ne le protégeait plus : il l'aimait ! À genou devant Jésus crucifié, il demandait pardon pour ses caresses et ses pensées obscènes. À aucun moment il ne songea à la confession. Il ne rapporta rien à personne, ses désirs de ne transmuèrent jamais en mots : son amour crût, malgré les digues illusoires de ses prières et de ses remords. Dans la solitude de sa chambre, il décidait d'être un père pour l'enfant, de veiller à son bonheur et de lui montrer la voie de l'honnêteté ; il lui donnerait un but. Ainsi, chaque fois qu'ils étaient ensemble, il lui répétait inlassablement : « Un jour, tu comprendras ce que sont les relations père fils. »

Mais il ne termina pas son éducation.

  1. L'espagnol.

  2. L. Aragon, Il aurait fallu

  3. Puñete : coup de poing..

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Te voilà Grand-mère.

Publié le par E.P.O.

… à ton petit fils

De mes promenades en forêt je garde la passion des saisons végétales et je ne peux m’empêcher d’être moi-même une saison. De l’automne, je retiens les couleurs vives des feuilles et leurs déclinaisons à l’infini, l’éclaircie incertaine, l’immense nuage noir, le coin de ciel bleu, un crépuscule violet – orange, un bébé qui naît dans le printemps de nos enfants, le sourire d’une dame, ton bonheur du moment et ton étonnement d’être à nouveau une autre.

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Sauvé des sots (suite. 19 juillet 2013)

Publié le par E.P.O.

Ce fut dans la fraîcheur glacée d'une nuit de mai qu'Elsa sortit nue. Une pluie sans éclat tombait depuis la veille, une pluie ennuyeuse comme la ville. Sous les gouttelettes, elle marchait en tremblant, craignant d'être surprise par un pensionnaire et l'espérant à la fois. Au fond de la cour, elle s'arrêta près de l'ancienne chambre de Miguel. Elle devinait l'espace infiniment désolé des champs, par derrière, à leurs dégradés de noirs. Elle s'allongea sur le sol froid et boueux. Elle attendait quelque chose qui n'arrivait pas : peut-être une passion extraordinaire, un monstre qui aurait pu combler en une seule fois des années de frustration. Elle avait fermé les yeux pour ne pas avoir peur. Rien ne se passa. Elle s'assit, déçue et malheureuse : à trente-cinq ans, elle se croyait vieille et laide. Leurs avances étant toujours ignorées, les ouvriers ne la courtisaient plus : « un mur de glace », disaient les hommes. Derrière sa feinte indifférence, elle souhaitait chaque jour que, dans l'intimité, un homme lui manifestât son désir, lui apportât la chaleur de son corps. Elle recevait nombre de compliments et de mots doux, mais aucun des hommes n'avait su s'attarder pour lui dire l'amour. La maladresse et la bêtise des mâles est telle qu'une parole de tendresse en public attire immanquablement les moqueries et la mascarade... Les sentiments ont toujours fait rire.

Elsa avait fait appeler Mercedes. Elle resta jours et nuits auprès de sa sœur, qu'une fièvre mortelle immobilisait. Une toux profonde lui arrachait des mucosités pleines de sang comparables à une gélatine anglaise, roses et épaisses. Son âme lui échappait.

En quelques jours, la vie ne lui appartint plus.

Le long chemin vicinal qui conduisait au cimetière était jonché de pierres, le cercueil tressautait dans la charrette, il fallait le recentrer pour l'empêcher de tomber : Elsa était belle et des ouvriers, à chaque fois qu'ils repoussaient le cercueil, retenaient dans leur cœur des paroles d'amour que l'on n'entendrait jamais. Un petit groupe accompagnait Elsa jusqu'à la fosse qui attendait son corps sans âme. Certaines femmes, les vipères, pensaient qu'elle était morte d'ennui, d'autres de maladies dont on ne parle qu'à voix basse : elle devait s'en donner, du bon temps, avec tous ces hommes !

Au cimetière, le curé fit une prière trop convenue pour être sincère. Il ne croyait point au ciel, ni en Dieu, mais le travail était paisible et bonne la nourriture. Dieu n'aurait pas écho de cette âme.

Nonato était resté à la maison. Il regardait la grande salle silencieuse. La pension s'était vidée en quelques jours ; il ne savait pas que Mercedes avait demandé aux ouvriers de chercher un autre hôtel. Tout cela était bizarre. Il brava l'interdit de Mercedes et ouvrit la porte de la chambre d'Elsa. Elle était vide : au début de l'après-midi, juste avant la mise en bière, Mercedes avait envoyé tous les enfants au centre ville. Surpris de ne trouver personne, Nonato sortit dans la rue. Une charrette remplie d'hommes et de femmes venait lentement vers lui. Peu à peu, il reconnut parmi d'autres le visage de Mercedes.

Elle descendit de la charrette. Nonato lui demanda où était sa « mama Elsa». La réponse fut dépourvue de sens.

- Maman Elsa est au cimetière !

- Pourquoi faire ?

- Nous avons été l'enterrer parce qu'elle est morte.

- Et quand est-ce qu'elle rentre à la maison ?

- Mais... elle ne rentrera plus jamais à la maison !

Nonato se dirigea vers le cimetière. Les cailloux étaient sous ses pieds d'enfant de grands rochers, la boue du chemin une immense maremme. Il pleurait mais ne savait pas pourquoi. Il arriva près d'un tas de terre orné de fleurs. Sur une croix en bois, on pouvait lire : Ici gît Elsa Agora, morte en 1939.

Il goûta la terre humide et la trouva bonne. Assis au bord du tas de terre, il en mangeait tranquillement en attendant qu'Elsa revînt à la vie.

II

Nonato pleurait encore, balancé par le rythme monotone du train. Mercedes le regardait en pensant qu'elle ramenait là un gros boulet. Lorsqu'ils descendirent, à la station Mapocho, l'enfant ouvrit de grands yeux : des carros 5 circulaient dans tous les sens. Nonato découvrait pour la première fois la grande ville. Il allait y vivre trente-quatre ans.

Mercedes emmena Nonato à la cité Bellalta, pas très loin de l'ancien cinéma Franklin. Plusieurs dizaines de maisons étaient alignées à la manière d'un coron. La famille de « doña Mercedes » habitait un de ces lots, constitué de deux pièces : une salle à manger-cuisine-salon et une chambre- à –coucher-tout-le-monde, c'est-à-dire dix personnes. Dans la cité, le soir venu, les hommes et les femmes se réunissaient en deux groupes distincts devant le portail d'entrée. Les enfants qui voulaient se joindre à eux étaient refoulés d'un coup de pied au cul. Il leur était signifié par là qu'il fallait avoir un certain âge pour entendre certaines choses. Mais aucune vérité n'était jamais prononcée. Laissant planer le doute et le non-dit, les propos ne nourrissaient que des sous-entendus.

Le destin dépend des événements et l'événement, en un instant, infléchit l'existence des hommes, les courbant jusqu'à terre à la recherche d'introuvables racines. Nonato resta longtemps dans une grande prostration mentale : la prostration physique lui était interdite.

Avec la mort d'Elsa, c'en était fini des privilèges. Il n'avait plus sa petite chambre, mais partageait la pièce où il devait dormir ; il était empilé, tassé avec d'autres : il n'était plus Nonato avec « mama » Elsa. Cette intrusion étrangère dans son intimité viola sa naïveté. D'abord craintif et étonné, il s'habitua. La vie étrange de Nonato, dans ces quartiers ouvriers, était celle de tous les enfants.

L'hiver et la fumée, Santiago dans les brumes du charbon. Il était cinq heures, Nonato était le seul des enfants debout. Il avait été chercher l'eau à la fontaine, avait allumé la cuisinière à bois et mis l'eau à bouillir. Pour vivre chez elle, Mercedes considérait que, d'une manière ou d'une autre, il devait payer. Les services rendus palliaient les dépenses qu'elle pensait devoir engager pour le nourrir et l'envoyer à l'école. Au-delà des considérations matérielles, elle aimait avoir quelqu'un à son service : cela faisait chic. Dans le quartier, les voisins s'aperçurent de la place de Nonato dans la famille. Pour apaiser la jalousie naissante, elle mit Nonato au service du voisinage. Les gens pensaient que le séjour de l'enfant dans le quartier était à la charge de la cité : il fallait qu'il paie pour rester parmi eux. Chaque jour, en toute saison, il préparait le petit-déjeuner pour toute la famille. Ensuite, il y avait quelque travail de ménage chez une voisine ou une course pour un déjeuner à venir. Chaque matin, avant huit heures, il payait sa vie. L'expression travailler pour gagner sa vie avait dans le cas de Nonato un sens profond. Rien de ce qu'il recevait dans la cité n'était une preuve d'amour, c'était toujours le fruit d'un travail accompli. Boire un thé, manger du pain, avoir un cahier : il payait en rendant un service aux autres.

Il apprit à ruser. Lorsqu'il devait faire des courses, il n'achetait jamais le kilo demandé, mais toujours un peu en deçà. Il récupérait ainsi quelques pièces et s'offrait un cahier ou un stylo, un fruit ou un gâteau.

Deux ans après la mort d'Elsa, il n'avait pas perdu l'habitude de se goinfrer de raisin. Sa passion le replongeait dans un passé où Elsa n'était déjà plus qu'une ombre portant des cageots entiers de grappes énormes. Pour manger le raisin qu'il volait dans les réserves de Mercedes, il attendait la nuit. C'était toujours risqué. Lorsque tout le monde s'était endormi, il sortait la grappe de raisin d'entre ses vêtements et glissait un à un les grains dans sa bouche. Dans l'obscurité la plus complète, les grains éclataient en silence sous ses dents. Il mâchait lentement, longtemps, sans faire de bruit, alors qu'il aurait voulu s'empiffrer à s'en faire péter la panse ! Il était privé des excès dont il ressentait le besoin. Son seul excès était de manger en pleine nuit quelques grains de raisin... Une nuit, Mercedes le surprit. Il ne put dire la vérité et raconta qu'il les avait volés au centre ville, sur un étal.

Certains soirs, le moment de dévorer le raisin était retardé par un autre plaisir.

Les enfants dormant les uns contre les autres, un corps en touchait quelquefois un autre. Une grande émotion envahissait Nonato, qui tremblait sans comprendre. Sans malveillance, commençant par des intrusions d'abord involontaires puis se livrant à des attouchements précis, les mains des plus grands parcouraient son corps. Cela dura des centaines de nuits, des nuits noires parsemées d'étoiles dans le ciel, dans la chambre plein de trous du cul. Voyage dans une vie sexuelle sans répit... Passé le temps de la surprise, il participa activement à cette vie nocturne. Il ne savait pas si c'était bien ou mal : ils étaient des grappes de raisin, partageant des moments intenses dont personne ne parlait pendant le jour. C'était comme une transformation : il devenait quelqu'un.

Quelqu'un !

5. Tramway.

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Sauvé des sots, suite (mercredi 17 juillet).

Publié le par E.P.O.

La jeune fille racontait que jamais elle n'avait laissé Miguel l'embrasser, parce que le jour où elle avait quitté la maison maternelle, sa maman lui avait confié un secret : « Luisa, si un garçon voulait t'embrasser, ne te laisse pas faire, parce qu'après tu risques les ennuis et tu pourrais avoir un enfant. »

- Alors vous voyez, jamais Miguel n'a touché ma bouche avec ses lèvres !

Le soir où elle s'était évanouie lui revint alors à la mémoire. Dans la profondeur lubrique de la nuit, elle sentait un monstre lui dévorer les lèvres. Mais elle échappa à ce souvenir.

- Je crois bien que c'est le Traouco, Madame.

Elle continua à travailler chez Elsa… et l’enfant naquit.

En 1936, l'été s'annonçait chaud. À peine sortie du printemps, la vallée de l'Aconcagua entrait déjà dans sa période de sécheresse. Lola était partie six mois plus tôt vers Valparaiso, la proximité de son amie lui étant simplement devenue insupportable. Les affaires d'Elsa prospéraient. Luisa confectionnait pour le Noël de son fils une petite peluche multicolore. Elle devait se contenter de n'importe quel bout de tissu : le résultat, sans être beau, était respectable. Malgré les nombreuses explications d'Elsa, elle avait toujours en tête que son enfant était un fils de Traouco. Elle était maudite. L'enfant n'avait donc ni nom ni prénom : elle avait même refusé de le faire baptiser. Il avait trois ans, il était né à la vie mais n'était pas encore humain.

Le soir de Noël, la luminosité des étoiles rendait presque sensibles l'épaisseur et l'éloignement de l'éternelle nuit des cieux. Une douceur fragile et nécessaire accordait enfin du répit aux hommes écrasés par la chaleur des longues journées d'un été naissant. Tranquillement, Luisa s'enferma avec l'enfant dans sa chambre et alluma une bougie qu'elle

posa sur sa petite table de chevet. Dans son regard, son fils n'aurait pu déceler aucune émotion. Elle mit sa main dans le large tablier qu'elle portait lorsqu’elle faisait le ménage et sortit la « poupée-ours-poussin ». Elle parlait à voix basse, pensant que l'enfant l'entendait. Mais l'enfant étourdi par la fatigue d'une journée pleine de jeux s'était endormi. Il garda une dernière image, celle d'une femme aux cheveux jaunes et aux yeux rouges qui lui disait : « Dors ».

Le lendemain matin, les ombres et la fraîcheur étaient déjà balayées par le soleil, répandu sur l'apparence des choses comme du métal en fusion. L'enfant se demandait où était sa mère, il l'appelait en pleurant. Elsa chercha Luisa partout. Les quelques affaires qui lui appartenaient avaient disparu : elle était partie en abandonnant son fils. Elsa ne jugea pas la jeune fille. Aucun reproche ne lui vint à l'esprit : l'enfant était illégitime ; c'était un fils naturel et démoniaque.

L'église ouvrait à onze heures. Elsa prit l'enfant par la main et l'y emmena. Ils y pénétrèrent en parlant à voix haute.

Elsa s'approcha du prêtre, l'attrapa par le col et le tira vers elle. Le curé, grand et maigre, se retrouva d'un seul coup plié en deux : un bouleau au tronc bien blanc, tout frêle, courbé par une force de la nature.

- Baptise-le !

- Maintenant ?

- Bien sûr, maintenant !

- Quel nom ?

- Il porte mon nom et son prénom est Nonato.

- Et quel est votre nom, madame ?

- Agora, Elsa Agora.

- Et le nom du père ?

- Il n'y en a pas !

- Mais, voyons...

- Écoute le curé, fais ton boulot et écrase !

- Madame ?

- Quoi encore ?

- Lâchez-moi le col ma soutane !

Elsa suivit le prêtre jusqu'à son bureau, où il remplît un formulaire de naissance qu'il conserva dans les archives de sa paroisse. Puis il conduisit Elsa près d'un petit autel, devant une fontaine taillée dans le granit. Au centre, un fin jet d'eau jaillissait de quelques centimètres. L'eau se vidait sur le côté pour finir, de fonts baptismaux en gouttières, dans la rue. Le prêtre prit l'enfant dans ses bras et déposa un grain de sel dans sa bouche ouverte. La terre et le ciel furent brusquement bouleversés, la voûte de l'église était devenue l'horizon de l'enfant : l'eau fraîche du baptême se répandait sur sa tête... Amen !

Ce jour de Noël fut le jour de sa naissance à l'humanité. Désormais, les gens l'appelleraient Nonato ! Elsa se trompait... En trois ans, les ouvriers de sa pension lui avaient trouvé un surnom. Il lui fallut toute sa virulence pour qu'ils cessassent de l'appeler «Traouco ».

- Vous ne vous appelez pas « Trous du cul », bien que vous le méritiez, alors mon Traouco vous allez l’appeler Nonato !

Refusant une autorité qu'ils jugeaient excessive, les hommes murmuraient entre eux. Du fond de la salle montait déjà un autre sobriquet : « No », « Non ! »

Non parla en même temps qu'il commença à jouer avec les neveux d'Elsa. Leur mère, Mercedes, habitait à Santiago une des nombreuses cités-conventillos, Bellalta, dans le quartier San Diego. Tous les étés, elle venait en vacances à La Calera avec ses sept enfants. Nonato vivait avec eux au bord du fleuve Aconcagua.

Chaque jour, pendant deux mois, la sœur aînée d'Elsa médisait sur l'enfant.

- Mais enfin, adopter un fils de Traouco, tu vas t'attirer des emmerdes !

- Laisse de côté ces salades, il est aussi Traouco que toi et moi.

- Je sais, je sais, tu vas me dire qu'ici, ce n'est ni la mer ni la montagne, mais enfin qui sait, avec ce monstre-là!

Les enfants, faisant écho aux désirs morbides de leur mère, jouaient au naufragé. Le jeu était simple. Ils avaient construit ce qu'ils appelaient un petit cercueil, une boîte en bois haute et large de cinquante centimètres et longue de quatre-vingt-dix qu'ils avaient enduit de goudron afin de le rendre étanche. Ils partaient au bord du fleuve et s'installaient sur une plage de sable. L'eau froide leur arrachait des cris de joie ; des frissons couraient le long de leurs corps ; les pieds rougissaient et s'habituaient à l'eau. Ils attachaient à la boîte la corde de survie - un corde maigrichonne, ou plutôt plusieurs bouts de corde maigrichons noués les uns aux autres -jusqu'à obtenir une longueur suffisante. Des huit enfants, Nonato était le plus petit : c'est lui qui montait dans le cercueil. Non loin de là, des ragondins observaient la scène. Replié sur lui-même, coincé sous un couvercle que fermaient deux loquets fixés à chaque extrémité de l'amnios mortifère, il s'agrippait des deux mains à une inutile poignée. Lentement, la boîte partait à la dérive. Les enfants maintenaient une légère tension et donnaient du mou jusqu'à l'extrême limite. La corde se raidissait : il fallait ramener le cercueil. Tous les sept luttaient contre le courant. La boîte tournoyait sur elle-même. Dans l'obscurité, les os rompus par les chocs, Nonato entendait le grondement de l'eau et dans ce chaos de fureur une femme blonde s'éloignait, une bougie à la main, le plongeant dans la nuit. Il revivait à ce moment-là toutes les nuits de solitude qui l'empêchaient de s'endormir. L'obscurité, c'est la mort. Nonato, qui pleurait, criait et s'oubliait, se croyait en enfer, mais il ne lâchait pas le couvercle. Au seuil de la mort, le visage rouge et bleuissant presque, l'oxygène devenant rare, Nonato apparaissait : les enfants avaient ramené le naufragé des mers du sud à bon port.

Chaque jour de l'été, le jeu se répétait ; chaque jour, il revivait les mêmes angoisses et cherchait intensément à revoir la femme blonde... Il ne pouvait plus s'en passer et les sauveurs-assassins non plus.

À la fin du mois de février, il fallait se séparer. Si tout le monde pleurait, les adultes pensaient que les enfants exagéraient leur peine : pourquoi tant de détresse ? Certains pensaient : « Encore une année où nous n'avons pas pu le tuer ! » Pour Nonato, il fallait à nouveau attendre une longue année pour revoir la femme blonde qui s'éloignait de lui.

L'hiver fut rude. La pension était toujours fréquentée par des ouvriers de l'usine de peinture. L'histoire des deux indiennes n'avait pas résisté au temps, acteurs et témoins ayant disparu, et avec eux les paroles qui pouvaient transmettre ce qui allait devenir, malgré l'oubli, un récit : Nonato vivait. Il était devenu, pour tous, le fils naturel d'Elsa.

En 1939, à cinq ans et demi, Nonato voulut aller à l'école. Elsa l'inscrivit et, chaque jour du mois de mars, habillé bellement, il se rendait à l'école du centre ville, mi-religieuse mi-laïque. Il revenait enchanté avec ses deux cahiers : pendant deux heures, chaque après-midi, il apprenait sur l'un à additionner et sur l'autre à calligraphier les lettres et à les reconnaître. Elsa acheta ce mois-là de grandes quantités de raisin blanc. De retour de l'école, Nonato en mangeait de grosses grappes sans écouter les avertissements d'Elsa. Et c'est la diarrhée qui finissait par avoir raison, pour quelques jours, de sa gourmandise.

L'automne avançait. Le mois d'avril laissait transparaître ses branches maigrichonnes et ses enfants mal nourris.

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Sauvé des sots. (suite 15 juillet 2013)

Publié le par E.P.O.

Chaque samedi midi, ils recevaient l'argent avec lequel ils soldaient leur dette de la semaine à la pension. Le samedi soir et le dimanche, les plus riches allaient au centre ville chercher la belle qui finirait d'éponger les porte-monnaie. Pour éviter que les hommes ne quittassent son établissement pour des quartiers plus animés, Elsa eut l'idée d'organiser un petit bal, chaque samedi, dans la salle à manger. Les belles nuits d'été, on passait dans la cour. Elsa toléra tout de suite la présence de jeunes filles qui habitaient le quartier. Discrètement, elle laissa entendre que, moyennant quelques pièces, elle fermerait les yeux sur ce qui pourrait se dérouler dans les chambres. Elle tint parole ; elle ne voyait pas, elle n'entendait pas, elle ne parlait pas : elle faisait du commerce.

Un respect naïf envers leur patronne interdisait à Luisa et Lola de profiter des avances des jeunes gens. Elles assistaient tout en regard aux embrassades, aux jeux de séduction, aux départs des couples et à leurs retours, elles remarquaient le ravissement de leurs sourires. Au petit matin du dimanche, après avoir fini de mettre de l'ordre dans la salle, elles retournaient épuisées dans leur chambre commune. Peu avant de se mettre au lit, elles se regardaient, rapprochaient leurs lèvres et s'embrassaient. Elles étaient emplies de désir et cet instant qui précédait le sommeil leur suffisait. Un rire de vie jeune s'échappait de leurs bouches belles lorsqu’elles constataient que leurs culottes étaient trempées et leurs vagins glissants au toucher. Là s'arrêtaient les jeux érotiques. Élevées dans un même quartier auprès des mêmes personnes, elles avaient les empêchements de l'enfance, interdits superflus à l'âge adulte et source d'ignorance. Le sexe était devenu un torrent de promesses non tenues. Elles se remémoraient les avertissements de leurs parents : elles étaient pécheresses et en même temps innocentes. Papa et maman avaient recommandé, se souvenait Luisa, de « ne pas embrasser les garçons ». Alors elle embrassait sa copine de chambre sans s'en inquiéter, puisque cette recommandation-là, elle ne l'avait jamais entendue.

Elsa, toujours à la recherche d'une esthétique des lieux et des êtres, eut l'idée de teindre les cheveux des filles en blond. Elles trouvèrent l'idée bizarre mais acceptèrent ; de toute façon, elles n'avaient pas le choix. Le contraste entre leur peau basanée et la couleur de leurs cheveux leur donnait un genre qui attirait les hommes.

Les vieilles, qui passaient leur temps devant la porte de leurs maisons, regardaient la pension d'un œil mi-amusé, mi-indigné. Elles ne s'ennuyaient guère : c'était grâce à la pension que leur langue avait du tonus et leur esprit de la vivacité. Elles étaient des vipères sans peur.

Les premiers temps, Luisa et Lola furent seulement regardées ; Elsa veillait à leur intégrité. Dans son esprit, les jeunes filles faisaient partie de la décoration. Le décor, c'est du toc, mais on ne l'abîme pas : c'est fait pour faire beau.

Hélas, les jeunes filles voguaient déjà sous des latitudes chaudes et humides. Luisa fut la première à succomber aux charmes d'un jeune homme qui travaillait à l'usine de peinture. À l'aube, il restait pour aider Luisa à ranger la salle, laver et jeter les détritus.

Miguel était né à La Calera. Il avait pris une demi-pension chez Elsa dès le premier jour de son engagement à l'usine. C'était un joli garçon avec, au milieu du visage, un nez métis, une arête diagonale parfaite et des yeux marron. Ses joues creuses et sa peau mate lui donnaient l'air d'un assassin cherchant sournoisement quelque cœur à tuer : depuis plusieurs semaines, c'était celui de Luisa qu'il avait choisi.

Un samedi soir, à l'heure où les corps commençaient à échapper à l'âme, où les danseurs succombaient à l'hallucination de l'alcool, où l'élégance des premiers instants du bal laissait place aux odeurs nauséabondes des pets et du vomi, où les manières délicates des hommes envers les jeunes femmes devenaient sauvages, Miguel aborda Luisa. Les mains qui caressaient l'épaule douce, là où la robe laissait à nu une peau d'abricot, s'oubliaient pour dévoiler le désir et cheminaient sans permission, tuant la pudeur, droit vers le vagin. Luisa avait perdu les remparts moraux qui protégeaient la citadelle : elle se retrouva nue, envahie par le désir de Miguel.

Pendant des mois ils s'aimèrent. Elle s'échappait dans la chambre du jeune homme, qui n'avait d'autre parfum que la sueur de son corps et l'odeur pestilentielle de son urine. Effrayé par une obscurité pleine de fantômes, il avait décidé, pour ne pas être entraîné en enfer par le diable qui attendait derrière la porte, de pisser dans sa chambre. Chaque nuit, il se levait et pissait contre le même mur. Lorsqu'il avoua cela à Luisa, elle acquiesça : « Plutôt ça que le diable ! ». Dans la crasse accumulée depuis des mois sur le matelas qui reposait par terre, dans des draps sans autres odeurs que celles de l'humidité et de la transpiration, ils se livraient l'un à l'autre.

Ils s'éveillèrent à la fantaisie érotique, jouèrent à tout essayer mais, lorsque Miguel voulut poser ses lèvres sur celles de Luisa, elle fut impérative.

- Je veux bien faire l'amour avec toi, mais je ne veux pas que tu m'embrasses !

Et ses lèvres furent en effet les seules parties de son corps qu'elle ne laissa pas parcourir de baisers. Luisa était disponible pour chaque demande, dans un érotisme jeune qui s'offrait sans retenue, mais Miguel n'était pas comblé. Il ne demandait que ce qu'il ne pouvait obtenir : la bouche de Luisa ! Sa vie amoureuse fut fixée à ses lèvres ; il s'ennuyait ; il la suppliait de lui faire un petit baiser, un tout doux, de lui frôler à peine la bouche...

- Laisse-moi toucher tes lèvres avec les miennes !...

- Sois pas taré, on avait dit non ! et c'est non !

Désormais, lorsqu'ils se retrouvaient, il passait ses doigts sur ses lèvres et la douceur de sa chair provoquait une érection immédiate. Obnubilé par son désir, il oubliait le corps et les envies de Luisa.

Ils continuèrent pourtant à s'aimer. Ils passaient les dimanches au bord du fleuve Aconcagua à regarder autour d'eux les collines arides. Miguel avait une seule obsession, arracher un baiser à Luisa, Il fermait ses yeux et ne voyait que des lèvres géantes et charnues autour desquelles il courait interminablement. Soudain, conscient du danger, il fuyait l'ouverture de la bouche, mais trop tard : happé par une langue scintillante, il se retrouvait au centre de ses lèvres circulaires. Réveillé par cette image terrifiante, il ouvrait les yeux et découvrait la perspective sereine de la vallée, le fleuve coulant impavide.

Luisa, la tête contre la poitrine de Miguel, n'attendit pas d'être âgée pour être nostalgique. Elle pensait à sa ville de Carahue qui, tout en pente, glissait vers l'océan Pacifique ; elle pensait à la couleur verte d'un paysage ondulant le long de l'horizon ; elle pensait aux eaux calmes et profondes du fleuve impérial ; à la petite maison qu'elle avait quittée, à son père, sa mère et sa fratrie... Elle était devant la porte de la ruka (3), sur ce terrain adossé à la colline difficile à cultiver et érodé par les pluies, où il ne poussait pas un arbre, pas même un arbuste pour le bois de chauffage. Elle regardait les clôtures des grandes propriétés : de leurs immenses étendues surgissait l'insolence encore coloniale d'un Chili indépendant et ses centaines d'essences d'arbres, d'une beauté inouïe et auxquelles elle n'avait pas droit. À la gare de Temuco, le soir de son départ, elle imagina qu'elle reviendrait un jour pour acheter quelques hectares de terres cultivables et vivre décemment. Revenue du souvenir, elle se voyait changée, elle se sentait fatiguée. Quelques nausées, le matin même, lui avaient vidé l'estomac juste après le petit-déjeuner. Elle était surtout gênée par le rétrécissement étrange de ses vêtements. Sa jupe lui serrait fortement la taille et elle ne parvenait qu'avec peine à boutonner le petit chemisier qui lui donnait une allure si fière, autrefois ; ses seins semblaient vouloir s'en échapper : on aurait dit un saucisson ficelé.

Ils rentrèrent lentement à la pension. Ils marchaient dans le cocon de la nuit, cette réalité d'où les choses et les êtres du jour ont momentanément disparu : c'étaient les ombres complices et la fraîcheur étoilée d'une illusoire éternité, les mots doux accouchés d'une précaire quiétude. Avec une tendre et précise sensualité dont il méconnaissait la féminité, Miguel enveloppait l'adolescente dans une douce et envoûtante torpeur : il lui caressait les cheveux, soufflait sur l'oreille que frôlait sa bouche, passait ses doigts rêches sur les sourcils et finissait immanquablement par la prendre dans ses bras. Luisa étouffait de ravissement.

- Je t'aime, Luisa, disait-il à voix basse.

- Moi aussi, répondait Luisa qui n'aimait, dans ses yeux, que le reflet de son amour.

- Je pourrais passer toute la nuit à te caresser, comme ça, doucement. Et il parcourait lentement son bras nu.

- Ça me donne des frissons, disait Luisa en remarquant sur sa peau des milliers de petits poils doux et dressés, une forêt duvetée naissante, ce privilège insolent de la jeunesse des femmes.

En rentrant, ils se retrouvèrent dans la chambre de Miguel, dont l'empressement étouffa Luisa. Elle voulut s'échapper, poussa la porte avec rage ; des cris d'hommes retentirent, un bras lui retint une jambe ; son regard s'abaissa, la terre sèche s'approcha avec une rapidité d'éclair de son visage ; une profondeur obscure, un puits d'angoisse... Miguel la retourna sur le dos, nettoya sa bouche ensanglantée avec la manche de sa chemise et l'embrassa. Enfin ! Il écrasait sa bouche sur son visage, enfonçait sa langue entre les mâchoires inertes, mordait ses lèvres, émettait des rugissements macabres. Au sang de la chute se mêlait celui des morsures. La terre sèche et la salive faisaient une boue qui avait le goût du fer.

Elle revenait à elle. Il la traîna jusque devant la chambre de Lola et partit. Pendant plusieurs jours, Luisa resta enfermée dans sa chambre, ne voulant pas montrer son visage tuméfié.

Ce fut un lundi matin, au petit-déjeuner, que Miguel entendit les ouvriers dire que la petite Luisa leur semblait engrossée. Il se leva. Luisa, qui gardait les traces de sa chute, le vit sortir d'un pas hésitant et disparaître en direction de l'usine. Elle attendit son retour pour lui demander s'il était malade, mais il ne vint pas déjeuner. Il n'avait pas non plus été travailler. Luisa crut qu'il était parti chez sa mère.

Le dimanche suivant, assise sur le pas de la porte de la pension, alors qu'elle vivait toute seule sa peine de femme abandonnée, le beau visage d'une femme espiègle s'approcha du sien. C'était la mère de Miguel qui venait s'enquérir de la santé de son fils. Elle déplia un bout de papier sur lequel il lui avait écrit « qu'il était malade d'amour et s'en allait mourir » : « estoy enfermo de amor mama, me voy à morir ».

Là où Miguel avait voulu exprimer un sentiment romantique désespéré, sa mère avait compris qu'il avait une chaude pisse.

Il ne réapparut pas.

Rien ne pouvait désormais masquer l'évidence : Luisa était enceinte. Seule, croyait-elle, à connaître le secret de cette relation amoureuse, Lola se taisait. Elle ignorait que tous les regards suivaient chaque nuit leurs ébats : contre un peu d'argent, Miguel laissait la porte de sa chambre entrouverte. La faible lumière de la flamme d'une bougie qui finissait par mourir sous les assauts de quelque courant d'air empêchait les hommes d'assister à leurs amours jusqu'à la fin. Tels des enfants curieux, ils se contentaient ensuite d'entendre.

Luisa était surprise de son état. Elsa un peu moins.

- Dis-moi mon cœur, demanda Elsa, qui est le père ?

La réponse étant connue de tous, elle s'attendait à l'entendre avouer.

- C’est le Traouco (4), Madame !

Une sorte de décharge électrique crispa Elsa de la tête aux pieds.

- Qui ça?

- Le Traouco, Madame !

- Écoute, ne me prends pas pour une conne, ça ne peut pas être le Traouco !

- Si Madame!

- Mais d'où veux-tu qu'il vienne ? Il n'y a ni mer ni forêts, ici !

- Je vous le jure sur la tête de ma mère.

Elsa décida de changer de méthode.

- Dis-moi mon cœur, couchais-tu avec Miguel ?

Elle s'attendait à un mensonge. C'était ignorer le degré d'ignorance et d'ingénuité de Luisa.

- Oui Madame.

- Vous vous mettiez à poil tous les deux ?

- Parfois Madame !

- Il introduisait son machin dans ton truc ?

- Quel machin Madame ?

- Sa bite, bon Dieu !

- Oui Madame!

Sans aucune gêne, Luisa dévoilait ses moments d'intimité amoureuse, répondant avec précision aux questions de sa patronne. Au terme de son enquête, Elsa put conclure sans le moindre doute.

Je crois mon cœur que c'est Miguel le père.

Je ne crois pas Madame !

Pourtant tu viens de me dire que tu faisais l’amour avec lui!

Oui ! Mais il ne m'a jamais embrassée !

À cette répartie, un espace vierge occupa l'esprit d'Elsa, un grand blanc avec, dans un coin, une toile d'araignée : suspendue à son fil de soie, l'arachnide virevoltait dans le vide... Elsa était suspendue à la naïveté de Luisa.

(3) Ruka : maison mapuche.

(4) Le Trauco, Chrauco ou Thrauco est un être mythologique, une sorte de nain aquatique ou terrestre, selon les lieux. Il engrosse les filles. Il est aussi responsable de leurs rêves érotiques.

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Cerro Miscanti 5600 mètres Laguna Miscanti. Atacama Chili.

Publié le par E.P.O.

La montagne, une glace fondante.

La montagne, une glace fondante.

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Santiago del Rio Grande 62 âmes. Atacama Chili.

Publié le par E.P.O.

Santiago del Rio Grande 62 âmes. Atacama Chili.

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