Sauvé des Sots (suite 31 juillet 2013)
Leur voisin de gauche, un ouvrier du bâtiment aussi honnête qu'il était malhonnête avait creusé un trou d'environ trois mètres de profondeur destiné à la fosse septique. Heureux de l'avoir terminé, il revenait de chez quelques amis où il avait un peu bu. Le soleil disparaissait à l'horizon. À quelques mètres de chez lui, il s'arrêta tout net : devant sa porte, bien campé sur ses quatre pattes, un jeune veau le regardait fixement de son regard de veau : de grands yeux qui ne disaient ni ne renvoyaient rien. Claudio, qui croyait encore à un effet de l'alcool, s'approcha pour que la bête se volatilisât ou se laissât caresser : les poils étaient réels ! Il devina, par-dessous, la viande du lendemain...
Pour que le veau devînt bœuf, il le fit descendre lentement dans le trou et le nourrit patiemment pendant des mois. Une année entière passa. Il avait étayé et couvert le trou. Une échelle lui permettait de descendre pour prodiguer des soins à l'animal. Lorsqu'il s'aperçut que le veau était une génisse, il se mit à rêver : il se voyait déjà à la tête d'un élevage comme les gauchos argentins !...
Ses rêves s'écroulèrent quand les carabiniers l'installèrent à l'arrière du fourgon. Il plaida l'accident : la génisse était tombée dans le trou et il n'avait pas pu l'en sortir. Il plaida mal, il faut croire, puisqu'il resta plusieurs mois en prison.
Le troupeau existait, pourtant : un troupeau qu'il fallait nourrir, loger, habiller. La quantité de nourriture apportée par Claudio se heurtait chaque jour à une même limite repoussée jusqu'à la frontière de la famine. Les enfants mangeaient au retour de l'école : cela n'empêchait pas les longs après-midi de gargouillements incessants. « C'est l'heure de la sieste !» L'épouse de Claudio, Estrella, avait parlé ; la dernière bouchée venait d'être avalée et les enfants obéissaient sans trop savoir pourquoi : les copains jouaient dehors ; eux se couchaient... L'aîné, qui avait dix ans, mettait ses cinq frères en rang ; sur son ordre, ils s'allongeaient sur les matelas qui étaient étalés par terre les uns à côté des autres. La sieste de l'après-midi ressemblait à une lutte contre la perte de calories. Cette diététique anti-famine n'était pas l'objectif des parents, qui ne savaient pas ces choses-là ; toutes ces bouches faméliques devaient seulement se taire pendant une heure ou deux, et pour cela, quoi de mieux que de les faire dormir ?
La maison de Claudio était d'une propreté rare : une blancheur virginale couvrait les murs intérieurs. Tout ce qui permettait d'améliorer le confort provenait des chantiers de construction où il avait été embauché : briques, pinceaux, cuvettes de cabinets, vitres, ciment... Pouvait-on dire que Claudio était un voleur ? Il réalisait en nature une petite plus-value qui ne valait pas les petits morceaux de poumon qui s'échappaient de sa bouche édentée de tuberculeux, dès qu'il toussait, mêlés à la salive et au sang.
Pour Octavio, l'aîné, son père rêvait d'une carrière alliant l'inactivité à la force. Militaire professionnel ! Il imaginait les soldats comme des feignants payés à ne rien foutre ; de grands enfants qui, devenus adultes, n'ayant jamais joué avec des armes en bois, prenaient plaisir à tuer avec des vrais balles : sans aucun sentiment de culpabilité, ils jouaient à la guerre pour de vrai. Octavio gagnerait beaucoup d'argent en gueulant sur les autres et en les bourrant de coups de pieds ; ou plutôt, s'il était un véritable militaire, le cul sur sa chaise derrière un bureau il crierait : « Au suivant ! »
Claudio racontait ses rêves à Nonato lorsque Ramon arriva. Grâce au travail et au vin, Ramon ne rêvait plus, évitant les désillusions et les carabiniers. C'était un homme seul. Forgeron itinérant, il accompagnait certains corps de métiers et affûtait les outils qu'on lui confiait. Floridor avait demandé à Nonato d'héberger son vieil ami. Nonato l'installa dans le poulailler.
Dès le lendemain, Ramon entreprit de se construire une mediagua qui jouxterait le poulailler, petite maison en bois et sans fenêtre avec un toit à un seul versant. L'intérieur était aménagé selon les goûts et les nécessités d'un homme pauvre : une table de chevet construite avec quatre tasseaux et une planche en bois brut qui, sans les équerres mal ajustées, aurait pu être carrée ; le lit n'était qu'un matelas jeté à même la terre ; sur le matelas, des couvertures en tas. Avec le brasero, la table et le matelas tenaient toute la place. À regarder la table de chevet ou les murs de la mediagua, ceux qui ne le connaissaient pas devinaient que Ramon n'était pas toujours à jeun.
Quelques jours après la fin de cette édification, ce fut timidement qu'il demanda s'il pouvait construire un petit hangar pour sa forge. Nonato accepta. Dans le regard de Ramon, une immense joie révéla à Nonato que cet homme sans terre avait trouvé une patrie, un lieu qui était aussi le sien, où il pouvait vivre, boire et travailler.
Les voisins l'acceptèrent. Semaine après semaine, son savoir faire, apprécié et reconnu, lui amena de nombreuses commandes de couteaux ainsi que des gros ouvrages de charron.
Aimant le vin autant que son travail, il attira aussi ceux qui aimaient boire. La forge devint un lieu de rencontres, d'entraide et d'amicales beuveries. Pendant les périodes hivernales, c'était dans la pénombre profonde et douce d'un feu tranquille que s'animaient ces visages ravinés par le soleil et le froid, sillonnés de sourires aux dents absentes et aux gencives noircies.
Tard le soir, il invitait souvent les enfants de Nonato. Il faisait griller les oignons dans les braises pendant que dessous cuisait la pâte à pain. Ils mangeaient le tout avec une sauce vinaigrette. Il renvoyait ensuite les enfants et s'enfermait chez lui.
Il allumait une bougie qu'il posait sur un bougeoir en porcelaine. La lueur de la flamme n'effaçait pas les ombres, elle dessinait les monstres à venir. Il prenait un tabouret et s'asseyait. De sa main gauche, il soulevait une carafe de vin : chaque gorgée était un apaisement, il cherchait un calme absolu. Une lueur de raison lui permettait d'éteindre la bougie. Il ne subsistait que les battements mourants de quelques bouts de charbon, des braises en fin de vie minérale. Dans l'obscurité, il apercevait leurs faibles scintillements et basculait dans la violence d'un terrifiant délire. Au-dehors, les enfants écoutaient le combat à mort que Ramon livrait contre le démon et ses anges des ténèbres. Ils s'enlaçaient pour supporter la folie furieuse d'un homme qui ratait régulièrement la rencontre avec la tranquillité de son âme. Dans le cabanon, les objets se fracassaient contre les murs, une voix haletante espaçait ses prières pour ne pas aller en enfer puis se taisait. Dans le calme nouveau surgissait le coassement des crapauds, apparaissait la brillance satinée de la lune aux sommets des montagnes enneigées. Rentrés dans leur chambre, les enfants restaient longtemps éveillés en attendant l'irruption des démons.
Dans le quartier se nouaient des amitiés de survie.
Don Fabio était un rustre, un vrai paysan venu de Talca, une ville du sud. En s'installant dans la población, il chercha à réaliser le rêve qui l'avait poussé sur les routes jusqu'à Santiago. Il investit les économies d'une vie dans l'achat d'une charrette et d'un cheval percheron : avec ses sabots immenses et son corps massif, c'était un vrai monstre de force. Tous les matins bien avant l'aube, il partait pour le Marché central où il achetait des fruits et des légumes. Il commençait ensuite une tournée dans les quartiers chics. N'étant pas très doué pour les investissements, l'argent qu'il gagnait disparaissait dans la consommation de vin. Chaque soir avec ses amis, ils se réunissaient devant chez lui. Assis sur des cageots, ils buvaient tard. Les dettes s'accumulaient. Il fallut payer. Le cheval et la charrette partirent dans d'autres mains et son rêve d'une affaire prospère s'écroula.
Certains soirs de cuite, Fabio devenait violent : une violence de bourrasques et d'écume, un bord de mer découpé, des vagues monstrueuses s'écrasant contre les rochers. La famille de Fabio étant très liée à celle de Nonato, tout le monde excepté lui quittait le navire. Thérèse, Victor dont le sobriquet était
Tarugo[1], Manuel que l'on surnommait Pingüé[2] et enfin la fille que les gens appelaient Rosa, venaient régulièrement ouvrir - sans frapper- la porte de Nonato.
Leur arrivée était soudaine : ils entraient en courant à n'importe quelle heure de la nuit et ouvraient la porte de la salle à manger. Si Thérèse ne le demandait pas tout de suite, Nonato et Camila savaient toujours qu'ils auraient à les héberger une ou plusieurs semaines. La vie s'organisait en attendant que Fabio se décidât à venir les chercher.
Il arrivait enfin, esquissant une approche timide : félin, il rôdait dans la maison, parlait à Nonato en premier, puis à Thérèse, s'excusant ; il promettait des paradis, question de faire oublier l'enfer. Et toute la famille rentrait jusqu'à l'orage suivant.
Ce jour-là, découvrant ce qui restait au fond des poches de son mari, Thérèse se demanda comment elle allait nourrir ses enfants. Mais un entrepreneur en maçonnerie était venu proposer à Fabio de creuser un trou dans son terrain afin d'en extraire la terre, dont la bonne qualité permettrait de fabriquer des briques en terre cuite. Et Fabio avait accepté.
Bientôt, des dizaines d'hommes jetaient la terre dans des brouettes en bois et la déversaient un bon kilomètre plus loin, où étaient fabriqués des adobes qui, séchés au soleil, seraient ensuite entassés pour former une sorte de pyramide dont la base était creusée de plusieurs petits tunnels par lesquels les ouvriers introduisaient du bois, entretenant ainsi un brasier le nombre de jours nécessaire à la cuisson des briques.
Les enfants de Fabio jouaient avec ceux de Nonato à allumer eux aussi de grands feux la nuit. Tournant autour des flammes, ils jouaient à la boxe. Ces jeux tournaient souvent aux vraies bagarres et les poings rivalisaient avec les bâtons et les triques. Les après-midi étaient plus calmes : jeux de ballon et balades tranquilles au bord du canal en attendant la belle saison pour nager. À l'occasion d'une promenade, ils furent attirés par les allers retours des ouvriers. Ils les suivirent jusqu'au trou, qu'ils regardèrent grandir. Long de quelque huit mètres sur une largeur de trois, il s'enfonçait de deux mètres dans le sol par paliers de cinquante centimètres. Ces marches permettaient aux ouvriers de transporter la terre avec moins d'efforts.
Les affaires étant les affaires, l'entrepreneur oubliait de payer. Fabio le lui rappela brusquement. L'homme régla ses dettes et arrêta le chantier.
Un étang au fond de la cour, un jardin potager, des arbres fruitiers, des fleurs. Inspiré par le paysage qu'il imaginait, Fabio détourna de l'eau et en remplit son inutile trou. Mais ce détournement ne s'imposait pas : une large rigole traversait tous les terrains et permettait d'arroser les plantes chaque fois que les gens en avaient besoin, au moyen d'une petite écluse. Et l'étang ne fut qu'une mare.
Un dimanche furieux de chaleur estivale, au milieu du mois de janvier, dans la maison en adobes se répandait une odeur douce de masamorra[3]. Le dimanche était le jour où, dans tous les foyers, un déjeuner d'exception devait remplir les estomacs. La cuisine se situant juste à l'entrée de la maison, côté cour, la fumée s'évacuait facilement. Grâce à la petite chaudière qui brûlait du bois en permanence, les plaques de fonte et le four restaient chauds. À l'appel de la mère, chacun posait ses fesses sur un tabouret rustique autour d'une table faite des deux moitiés d'un tronc juxtaposées. Les cinq assiettes étaient à peine remplies qu'elles étaient déjà vides. Quand c'était bon, pas de manières : il fallait ingurgiter. Une salade de tomates aux oignons marquait la fin du repas. Fabio et Thérèse restaient assis, finissant de boire le vin maison ; les enfants partaient jouer. Une longue sieste enveloppait la digestion.
Vers six heures du soir, ce dimanche-là, Nonato vit entrer Thérèse.
- As-tu vu Pingüé ? On le cherche depuis au moins une heure.
- Non. Tarugo est avec les enfants et Rosa joue avec les enfants de l'Indien.
- Tu veux bien nous aider à le chercher !
- D'accord, mais arrête de trembloter comme ça !
Les adultes cherchaient l'enfant partout. Personne ne sut qui eut l'idée de sonder l'eau boueuse de la mare que la stagnation rendait malsaine. Un barbu costaud remuait doucement une perche improvisée dans la partie la plus profonde. Attroupés autour de l'eau, les badauds regardaient ; les enfants de Nonato avaient rejoint l'attroupement. Pendant quelques minutes, rien ne perturba le déplacement de la perche. À l'instant où l'homme allait renoncer, elle rencontra une résistance. L'homme la souleva, un bras surgit de l'eau. Fabio plongea et sortit son fils sans vie. L'horizon rougeoyait à l'ouest dans un calme absolu, aucune brise ne poussait aucun nuage.
Vingt-quatre heures durant, l'enfant fut veillé. Les hommes buvaient et chantaient autour du petit cercueil blanc, à chaque extrémité duquel s'élevaient de grands cierges blancs. Les femmes pleuraient silencieusement.
[1] Tarugo : clou en bois, cheville en bois, bouchon en bois.
[2] Pingüé : gras.
[3] Masamorra : mélange de pâte de maïs, de haricots frais et de fines herbes.