Cenizas 21 et FIN.
Les mois passaient, la solitude de Monique restait la même. Diego écrivit quelques mots pour dire qu’il allait bien, qu'il avait fait le pèlerinage, qu'elle lui manquait. Elle répondait d'un amour encore plus intense, ignorante de la décision de son mari :
“Châteaufort le 13 août 1984
Mon cher amour,
Je te donne quelques nouvelles. L’enfant va bien, enfin aussi bien que possible. Je suis en manque toi, de tes regards, de tes paroles. En manque de tête-à-tête et de baisers. En manque de ton odeur. Je dialogue silencieusement, les murs restent muets. En t’écrivant, je ne sais pas quoi écrire, je ne sais pas où tu en es. Parfois j’ai l’impression que tu ne reviendras plus jamais en France. Bon, si j’arrêtais de tourner en rond ? Voilà à peu près où j’en suis : j’ai envie de te garder longtemps, de porter ton nom, que notre fils porte ton nom. J’ai envie d’être avec toi. Ma tête est un panier de crabes, ma vie est compliquée. Je me sens trop seule.
Monique, qui t’aime, t’aime…”
Au Chili, Soledad ne comprenait pas le français, ce devait être la India fea de France. Ne sachant que faire des lettres, elle les jeta à la poubelle.
Tous les jours, depuis six mois, Monique faisait la même route pour aller à Paris. Elle prenait le métro régional à la gare de Gif-sur-Yvette, regardait les voyageurs à la recherche de visages familiers. À la gare de Massy-Palaiseau, à sept heures du matin, le métro finissait de se remplir. À Denfert-Rochereau, elle prenait une correspondance pour aller à l’hôpital Machin. En chemin, elle entendait les paroles récitées par les médecins, par les infirmières, par la psychologue : « aimez-le, il le sent ». Elle apportait à son bébé de l’amour, des cauchemars d’amour. Le bébé grandissait, toujours canulé, toujours en soins intensifs, il était passé du tout petit bébé au bébé tout petit. Il était né de taille normale, désormais il restait à sa taille de nouveau-né, il fallut le gaver, il ne pouvait pas ouvrir la bouche, une paralysie faciale l’en empêchait.
Monique cherchait à cesser de penser à la vie, à son avenir. La journée de ce mois d’octobre était douce. Dans le métro régional, elle regardait le paysage de la vallée de Chevreuse, ses coteaux. Elle pensa à ses amours dans le jardin de l’église, à Diego, à son bébé.
À l'entrée de l'hôpital, Monique regarda le jardin, un homme arrachait les plantes séchées et les mettait dans une grande poubelle. Arrivée dans le service de pédiatrie elle allait s'asseoir en face de Matthieu, sur une petite table elle prenait la trayeuse, la ventouse froide lui suçait le téton, le lait se déversait dans une bouteille. Monique regardait son enfant, elle :! essayait d'imaginer la chaleur de sa bouche contre ses seins, peine perdue, elle voulait arrêter de se traire mais les infirmières l'encourageaient à poursuivre. Elle savait désormais que l'enfant ne rentrerait à la maison que dans deux ans.
L'habitude fut rompue par un râle, l'enfant respirait mal. Monique appela une infirmière, qui à son tour appela une pédiatre. En quelques instants trois autres médecins arrivèrent. Ils demandèrent à Monique de sortir. Elle se dégagea de sa ventouse. Les médecins chuchotaient. Aucun ne la regarda. Enfin la pédiatre s'approcha.
– On emmène Matthieu en réanimation, il ne ventile pas assez. Vous pouvez l'accompagner mais vous resterez dans la salle d'attente.
Elle regarda dehors, le temps devenait bizarre, des nuages arrivaient, le vent tourbillonnait, la tempête, un ciel sombre, une pluie drue s'abattit contre les carreaux. Monique attendit toute la journée, mais elle ne s'en rendit pas compte. Au crépuscule la pédiatre vint lui dire qu'elle ne pourrait voir son enfant que le lendemain matin.
Monique rentra chez elle, alla dans sa chambre, s'agenouilla au bord du lit, par un instinct de chienne abandonnée elle renifla le matelas à la recherche d'un souvenir. L'odeur de Diego n'y était plus. Toute nue elle s'allongea par terre, elle frissonna, sa pilosité se dressa. Un brouillard de camanchaca [1] couvrait sa raison, elle s'endormit.
Vers deux heures du matin un appel téléphonique la réveilla en sursaut.
À la pointe du jour, elle attendait assise sur une banquette devant la porte du bloc opératoire en pédiatrie. « Le chirurgien viendra vous voir » lui dit une jeune infirmière. Elle pensa à la vallée, aux couleurs rouges, vertes, jaunes, marron, violettes de la forêt.
Le médecin la conduisit dans son bureau, il l’invita à s’asseoir, un temps de silence, ensuite il lui annonça :
– Votre bébé est décédé, nous avons tenté une intervention cardiaque pour le sauver, mais…
– Il est mort à quelle heure ?
Comme seule réponse elle reçût le regard du médecin.
– L’infirmière vous conduira au bureau pour les formalités administratives.
Elle vit partir le médecin, l’infirmière la prit par le bras, elle se laissa porter. Elle demanda à voir son bébé. « Plus tard » répondit l'infirmière.
La porte s’ouvrit automatiquement, elle quitta l’ascenseur, un homme vêtu de blanc vint à sa rencontre.
– C’est pour le petit Matthieu ?
– Oui, répondit Monique.
Matthieu gisait dans une boîte grise, habillé en bébé. Elle toucha sa peau congelée.
Dans la rue, elle téléphona à sa mère. Le soir, elle retrouva ses parents qui pleuraient. Elle redevint enfant, la tête appuyée contre la poitrine de sa mère.
Sous une bruine dense, le ciel était bas, un corbillard avançait vers le crématorium, trois personnes le suivaient. Elle reçut les cendres dans une petite urne. Ses parents l’accompagnèrent jusqu’à Châteaufort. Elle resta seule, la maison lui parut immense. Pendant la nuit elle sortit dans le jardin, l'air était froid, son regard ne perçait pas l'obscurité. En contrebas, la Mérantaise coulait abandonnée par ses promeneurs. Monique s’en approcha avec l’urne qui contenait les cendres de son enfant, enleva ses vêtements et s’assit dans l’eau froide, mélangea les cendres à de la boue et badigeonna ses seins, appuya ensuite fortement ses mains contre sa poitrine jusqu’à sentir la douleur. Elle prit ce qui restait de cendres et les mangea. Ivre de désespoir, couverte de boue elle regagna sa maison.
Au bout d’une semaine, elle reprit son travail, à l’entrée des ateliers ses collègues l’attendaient avec un bouquet de fleurs. Elle fit demi-tour, rentra à Châteaufort, remplit une valise de quelques vêtements, quitta la maison, ferma la porte d’entrée.
Au cimetière de Castelnau-le-Lez, ce matin, un vent violent avait lavé l’espace et rendait le ciel intensément bleu. Les allées étaient silencieuses, les vieux cyprès déformaient le chemin avec leurs grosses racines, leurs branches presque nues avec des épines asséchées ressemblaient à de vieux chats en colère recouverts de teigne. Elle s’arrêta devant la tombe d’Éliane. Elle regarda les inscriptions sur les tombes : celui-ci est mort jeune ; là, l’épouse mourut à cinquante-six ans, son mari à soixante-dix-huit ans, connut-il la solitude ? Les grilles en fer forgé rouillé qui entouraient une vieille tombe protégeaient un vase plein de roses fraîches ; une stèle lisse sans inscription, seules persistaient des fleurs en porcelaine : des roses, une grosse pensée. Le vent soufflait encore et encore. Ce jour-là personne ne visitait les morts.
Elle s’arrêta devant la maison d'Éliane, une femme jeune surgit de derrière les arbustes, et s’approcha.
– Vous cherchez quelqu’un ?
– Non, je regardais seulement : ma tante habitait là.
– Quel est votre nom Mademoiselle ?
– Monique.
– Monique ! Je vous ai cherchée partout, j’ai trouvé une lettre pour vous, attendez !
La femme revint avec une enveloppe au nom de Monique, elle la lui tendit. Monique lui sourit. Elle prit un taxi qui la déposa au Pic Saint-Loup trente kilomètres plus loin. Au pied de la colline, elle commença une lente ascension, du haut elle regarda le vide, imagina sa chute, lut la lettre.
Épilogue
Les policiers recherchaient Diego pour l'interroger, ils voulaient des informations sur un de ses amis opposant au régime de Pinochet. Arrêté à Arica, il fut amené dans un hangar à la sortie de la ville, au bord de la route Panamericana. Sur un bureau il vit des matraques. Il n'attendit pas que les policiers l'interrogent, et par peur de se faire taper dessus, il avoua. La police de Pinochet recherchait un politique, elle découvrit un truand. Six ans après son retour au Chili, il fut condamné pour trafic de drogue, d'objets d'art et recel de bijoux. Lui qui voulait être oublié, apparut à la télévision chilienne, menottes aux mains, en compagnie de son blondinet de frère.